L'énigme londonienne

Vendredi 13 avril 2018, 23h27
Quench – Dreams

Je ne sais pas pourquoi ce genre de musique me harponne de la sorte. Follow me de Jam & Spoon, et peut-être l’intégralité des compils Ultra Techno, m’évoquent les vacances en Dordogne – ou en Corrèze, je ne sais plus. La poule, ou l’œuf ?

Je n’arrête pas de rêver de Londres. C’est la première fois que je fais face à un symbole que je ne m’explique pas. J’allais à Londres ou j’y étais, je prenais ce train souterrain dont j’ai déjà rêvé, j’y rejoignais Papa. Je me souviens du vélo que je ne parvenais pas à encastrer dans l’emplacement prévu, des quais et de la rame tous deux gris. Qu’est-ce que Londres, pour moi ?
Je me souviens avoir rêvé d’un musée – d’un château ? – sans fenêtre, d’un truc qui se prépare, de lieux hantés. Bordel, pourquoi Londres ?

J’y ai passé cinq jours en 2015, accompagnée d’élèves que soit je ne maîtrisais pas, soit que je ne connaissais pas. Nous (les profs) avons fini le séjour en larmes. Alex pleurait sous la pression. Je pleurais parce que j’avais mal aux pieds. Charlène pleurait par empathie. Dani se fightait avec Alex.

C’est sûr que j’avais pas juste mal aux pieds mais… Allons chercher.

Let’s play…

Revenir de Londres

À l’instar de Cel, dont le très joli dernier billet m’a apaisée autant qu’inspirée, j’aimerais prendre le temps, doucement, sans forcer, de revenir sur ces événements dont l’écho résonne encore dans ma tête et mes tripes. Écoutons leur rumeur, tâchons d’en comprendre le sens et de les accepter, de les intégrer à la toile sans pour autant succomber aux murmures les plus traîtres.
Monsieur Doute a cramé bien des cigarettes cette semaine, assis dans l’ombre, avec son sale sourire moqueur. Il a distillé son poison mais ça aussi, ça n’est qu’un des nœuds de la toile.

Dimanche 26 avril 2015

Je suis terrifiée à l’idée d’accomplir ce voyage. Je n’en ai ni les compétences ni la force. Mathias me dépose devant le lycée, nous nous embrassons tendrement, maladroitement. Je ne l’ai pas quitté depuis des années, et me voilà seule sur le parking, tout empruntée avec ma petite valise et mon grand manteau. Je cherche mes collègues du regard, ne les vois pas. Brave la foule des parents et les hordes d’élèves surexcités, me sentant terriblement peu à ma place. Les voilà, ceux du car numéro 1, on se dit bonjour, on revient à nos moutons. Le car numéro 2 arrive et avec lui, ah ! mes collègues à moi, ceux avec qui je vais partager ces quatre jours. Salut, comment ça va, on fait monter les élèves dans le car, il faut les compter, où va-t-on s’installer, mettez-vous là, remplissez le haut d’abord, bon, on réserve deux places et on redescend, tu montes ? Ok, super, bouclez vos ceintures ! Le car s’ébranle.

Je ne parle presque pas. Je ne connais personne, ni les profs ni les élèves. Je souris sur commande et opine du chef. Il faut trier les cartes d’identité, crier à Truc de se taire (je ne connais pas le prénom de Truc – ou comment avoir l’impression de n’appartenir à rien).

Les quais de la Brittany Ferries. Le car est plongé dans le noir. On attend. Je discute avec les élèves, me demande comment gérer Thomas (lui, je sais qui c’est, je sais aussi qu’il ne me respecte que quand l’envie lui en prend, qu’il jure comme un charretier et qu’il fait une tête de plus que moi.) J’accompagne Jade aux toilettes – c’est bien, un nouveau prénom ! Reste à retenir le visage.

Enfin, le bateau. Premières tensions. Je me sens incapable de prendre la moindre initiative et je sais qu’il m’en coûtera : les collègues me trouveront inefficace, les élèves inexistante.

À l’aube après une nuit blanche, la fumée d’une vraie cigarette s’égare dans le ciel et je partage mes craintes avec Dani Je regarde la côte approcher en savourant cette drôle de fatigue qui semble nous soutenir autant qu’elle nous affaiblit. Un démon de plus, plus ambigu que ses camarades. Le vent nous revigore et je laisse le sourire de Monsieur Doute s’effilocher dans la lumière.

Lundi 27 avril 2015

Nous visitons Londres au pas de course. Big Ben, l’abbaye de Westminster, ministères, gardes emplumés, Buckingham. La ville se révèle autant qu’elle se dérobe : je tombe amoureuse de ses vieilles pierres tout en demeurant incapable d’identifier ce que je vois. Les sites historico-touristiques se succèdent à une allure effrénée. Malgré la fatigue, les élèves se prêtent au jeu, et courent tout en posant des questions.

À midi, on mange au parc. C’est joli, plein de fleurs et de canards – et de touristes – français – Charlène râle que c’est pour ça que Londres l’agace. Il fait doux et on aimerait prolonger la pause.
L’après-midi, nous visitons la Tour de Londres. Je fais connaissance avec mes Onze : onze gamins dont je serai responsable quand les visites imposeront des groupes restreints. Océane se désigne d’emblée comme mon bras droit, elle compte et recompte, m’informe que le groupe est complet.

La visite est bien trop courte. Nous avons le temps de voir les joyaux de la Reine et la Bloody Tower, puis déjà il faut repartir. Sur le quai, en attendant le car, je sens encore le roulis et je vacille.

L’inquiétude est palpable quand nous arrivons à Oxford. Les gamins sont tendus à l’idée de rencontrer ces inconnus qui vont les héberger, et aussi à l’idée qu’on les ait séparés de leurs amis.
Quant à moi, je loge avec Charlène, que je ne connais pas. Nous avons de la chance : la maison est propre (un détail de poids quand on sait ce que nos collègues ont enduré !) et nous mangeons bien. Sans doute grâce à l’intolérance au gluten de Charlène, nous avons droit à des légumes alors que la famille mange un plat en sauce d’apparence bien grasse affalée à même le canapé.

Nous pensions nous effondrer à 21h… Au final nous avons discuté jusqu’à minuit passé. Ce soir, j’ai gagné, peut-être pas encore une copine, mais déjà plus qu’une collègue. Nous avons persiflé, j’ai fait part de mes angoisses. Une vraie soirée pyjama !

Mardi 28 avril 2015

Nous visitons Stratford Upon Avon, une ville dont le nom me ramène des années en arrière, dans ce cours d’anglais en 3e, avec madame Jounet. Elle portait des jupes en tweed et parlait avec l’accent d’Oxford, et elle aimait d’amour Kenneth Branagh, dont les adaptations des pièces de Shakespeare la ravissaient. Je regarde défiler la campagne anglaise en pensant à elle et à la « trace énergétique » qu’a laissée dans mon corps ce cours d’anglais, un très lointain jour d’octobre.

Alors… Qu’est-ce que Londres ?
Londres envahit mes rêves mais elle n’est jamais négative. J’y suis perdue mais jamais vraiment angoissée.

« Le train symbolise les déplacements et changements relatifs à l’histoire du rêveur.

Malheureusement, les rêves les plus fréquents sont ceux où nous laissons partir le train sans nous. Nous sommes en retard, nous ne trouvons pas le bon quai, le bon train ou la gare, les horaires ne sont pas respectés ou sont illisibles.
[...]
Si ce sont les bagages que nous portons qui nous ralentissent et nous font manquer le train, le sens du rêve est simple. C’est le poids du passé qui nous encombre, qui nous empêche de prendre la bonne décision, au bon moment. [...]
Celui qui peut monter dans le train, être là au bon moment, avant qu’il démarre est un être qui sait saisir les opportunités, capable de prendre la bonne décision au bon moment. C’est une faculté, celle d’être réceptif au présent, à ses courants porteurs. »
Source : Le Dictionnaire des rêves de Tristan Moir (je sais…), http://tristan-moir.fr/train/

Londres, bordel, qu’est-ce que tu es ? Je prends toujours le putain de train. J’arrive toujours vers toi, mais je ne trouve aucune réponse. J’y vois ma sœur, mon père, mon compagnon, et pourtant je ne te déchiffre pas. Je sais ce que sont le vertige, les accouchements et les baleines. Mais toi, Londres, et tes places de parking occupées, et tes rames de métro en noir et blanc, tu demeures une énigme. Qu’est-ce que tu fous dans ma vie, toi que j’ai à peine connue ?

C’est peut-être la respiration qui manque. Le quai neuf-trois-quart. Après tout, quand je respire consciemment, je manque toujours le pallier entre inspiration et expiration. Ça rippe, avant de repartir.

Londres, t’es peut-être le truc que j’aurais jamais imaginé faire et que j’ai accompli quand même, bon an mal an. L’incarnation de la creepy life que j’appréhendais tellement : à portée de main, et tellement, tellement flippante. Moi, obligée d’être.
Sérieux, t’as intérêt à être ça, parce que ça me rend dingue d’être confrontée à un truc m’appartenant que je ne comprends pas.

Je ne suis plus comme ça, aujourd'hui. Ça m’est égal, de ne pas connaître le prénom de Truc. Je suis la prof : dans tous les cas, c’est moi qui décide. J’ai réussi à faire boucler leur ceinture à quarante gamins, alors que j’étais la seule à m’attacher dans le car qui nous emmenait au forum des métiers.  Ça m’a rendue dingue, vu que c’est la loi et que nous sommes responsables à ses yeux, mais quoi qu’il en soit, ils ont fait ce que Madame Georges demandait. C’est peut-être ça, Londres : l’inconnu maîtrisé. La destination à revisiter. Peut-être qu'inconsciemment, comme je tempère toujours mes victoires, je suis toujours persuadée d'être la débutante incompétente que j'étais en 2015. Londres incarnerait alors le fantôme d'un moment que j'aurais voulu plus réussi.

Il faudra y retourner, alors :)

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