Le salon orange

Samedi 27 octobre 2018, 1h48 - il faut savoir que quand j'écris ce genre d'heure, je prends la date du matin. Du lendemain, en un sens. Pas que ça ait d'importance pour d'autres que moi.

Et donc, Caribbean Blue. Et un putain de courant d'air, parce que je savais pas si Kitsune voulait rester dans le bureau ou descendre.

Tu sais, maman, à la rentrée, j'ai discuté avec Christophe, mon collègue. On s'est dit qu'après la mort de nos proches - il venait de perdre sa mère -, on ne se souvenait que des bons côtés. J'étais sincèrement d'accord avec ça. N'empêche, chaque fois que je te parle, je te vois dans ton lit.  Faudrait pas s'étonner que je sois une personne pessimiste. J'envisage toujours la fin avant qu'elle arrive. Je sais pas pourquoi je fais ça. Faut croire que t'avoir sous les yeux pendant trente ans a fini par avoir une putain d'influence *ironie inside - traumatisme inside, visiblement.*

Montons le son.

♫ Enya - Book of days

Plus t'avances, plus tu meurs. J'écris en mode automatique alors pardon si je manque de recul. Chaque pensée qui me vient, je la note. C'est pas très marrant, mais je suis pas très marrante, comme fille. Le père de... je ne sais pas comment il s'appelle, je ne l'ai jamais eu comme élève, qui est venu avec nous en voyage scolaire l'année dernière, et que j'ai croisé tout à l'heure chez Gemo, m'a demandé si j'envisageais d'acheter des fringues de couleur. Ben... Non... C'est marrant parce que j'y avais pas pensé depuis un moment. Je sais pas, moi, j'achète les fringues qui me plaisent, tu comprends. Mais c'est jamais parti. Même adulte, je suis toujours la goth. Je ne tiens pas à l'être, rassure-toi. Et je ne m'en vante pas non plus. Je constate juste, avec un rire dont je ne sais d'où il vient, que je suis toujours vachement plus sombre que ce à quoi les gens s'attendent. Je me trouve classe, ils me trouvent... motarde ! C'est ce que Noëlle a dit à Catherine : "mais si, tu sais, la prof super sympa (hey, c'est elle qui le dit !), qui fait de la moto..." Nan, je porte juste la même veste en simili-cuir que 80% de mes élèves féminines.

Tiens et puisqu'on on parle de gens mourants.
♫ Johhny Clegg - Asimbonanga

Tu sais, quand il va mourir - bientôt - ce sera encore une partie de moi qui finira sous terre. Bowie ne me fait ni chaud ni froid, mais Johnny Clegg... Encore un mec que j'ai entendu toute mon enfance dans le salon orange. Et, tu le sais bien, le salon orange, c'est de toute évidence ma red room.  On n'y rentre pas. On entend son raffut de l'extérieur. Le jour où je rentre dans le salon orange, c'est que je meurs, maman, mais c'est une bonne chose. Je suis contente d'avoir finalement trouvé un endroit où revenir. Comme dans un film américain, je sais que j'y entendrai Clegg et Enya, et que je serai chez moi. Ne reste plus qu'à trouver la bonne direction au moment opportun.

Je t'ai vue plus souvent malade que bien portante, maman, et je sais que tu ne le supportais pas. Mais c'est vrai, et toutes les musiques que j'ai en tête ne sont là que pour m'aider à te voir décroître. Tout le monde me répète : "mais tu savais qu'elle allait mourir ?" parce que, c'est vrai, c'est vachement moins abrupt. Ouais, c'est vrai, je savais. C'est commode : ça veut dire que je souffre moins, parce que je savais que ça arriverait. Les années moribondes, avant ça, ne comptent pas. J'ai l'impression que tout le monde me dit : "ah bon, mais, elle était malade, alors c'était prévisible." Enfin, c'est pas qu'une impression, et j'ai envie de leur dire : évidemment, que c'était prévisible, et... T'as vu ta mère commencer à crever quand t'avais dix ans, et c'est mieux ? Ah ça ouais, je l'ai vu venir. Et ? Et quoi, merde ? Oui, c'est vrai, je connais des gens qui ont perdu un parent sans l'avoir vu venir. J'avoue, ça me rassérène pas des masses.

♫ Midnight Oil - Dead Heart

Comme si les autres devaient s'y habituer à ma place.
Comme si, maintenant, je devais continuer à culpabiliser. Tu sais, maman, quand t'étais vivante, je me disais que j'avais pas le droit de me sentir mal, parce que t'allais tellement pas bien. Tu souffrais tellement, de quel droit je me serais permis d'aller mal ?
Puis t'es morte. Alors je me suis sentie libérée d'un poids monstrueux. Ça y était, j'avais le droit de souffrir : j'avais perdu ma mère, j'appartenais enfin à la caste des gens qui souffrent vraiment.
Et puis ça aussi c'est parti : t'étais malade, je l'avais vu venir, alors ça allait.


Toute ma douleur, maman, m'a toujours été enlevée.
J'ai conscience de l'égocentrisme du truc, mais je le pense vraiment.

Ma colère, c'est ma douleur, maman.

Nell is in the red room

Dimanche 21 octobre 2018, 01h28

Quand je suis ivre et que je ferme les yeux, j'ai l'impression de descendre à l'intérieur de moi à la vitesse d'un ascenseur lâché dans le vide. Ça me rend malade, évidemment. Pourtant, ça ne m'a jamais empêchée d'écouter Fucking Flesh en décapsulant une autre bière. Ça tourne, mais mon cœur bat, alors tout va bien.
Tout va très, très bien.

Je pense à The Haunting of  Hill House. Dès que je mets le doigt dessus, ça m'échappe. A ghost is a wish.

Un souhait, et un démon. The hauting of Hill House parlait de moi, de nous. Des secrets, des non dits et des spectres qui nous structurent. De la chute interminable à l'intérieur de soi-même, et de comment le temps tourne en boucle dans nos têtes.
Le pire, sans doute, c'est que je n'ai pas envie d'y échapper. On te dit toujours "va ta soigner, guéris, respire". Mais je serai toujours Nell, obsédée par elle-même, repliée sur ses traumatismes, lovée autour de l'angoisse à laquelle on s'abandonne et qu'on chérit, parce qu'elle nous appartient, parce qu'elle est nous et qu'elle nous berce quand on atteint les confins et qu'on se noie en enjambant l'horizon. Je serai toujours Luke et sa foutue addiction, et je serai toujours Shirley qui croit qu'un symbole peut réparer le réel.
J'ai lu sur Babelio ce dont je ne me souvenais pas, la culpabilité que ressentait Nell par rapport à sa mère.
Je serai toujours Steve et son cartésianisme qui l'incite à mépriser les croyances d'autrui. Comme Steve, j'aimerais croire ; comme lui, je sais que les fantômes ne manifestent que nos lâchetés.
Je n'ai pas envie d'y échapper ; comme les protagoniste de cette histoire, j'aime tournoyer à l'intérieur de moi-même et me plait à y trouver des clefs qui ne déverrouillent que moi-même.

Nell is in the red room.

Nell est au cœur, elle a plongé, et Shirley, qui sait réparer, devrait savoir ce que ça signifie. Au cœur de la folie de maman, qui nous a empoisonnés, au centre de tout... La question est : et quoi, après ? Comme à Hill House, ne vaut-il pas mieux tourner autour ? Déverrouiller le centre, n'est-ce pas renoncer ? Une part de moi pense qu'après avoir trouvé cette pièce, il ne reste rien à vivre. Leur bonheur final me semble factice. Bien moins réel que les spectres qui les hantaient.
Si tu peux épeler "éternité", c'est que tu vas mourir.