Trois épées

 Mercredi 14 octobre 2020

Trois épées qui tournoient dans le ciel.
Trois p’tits tours et puis… s’en vont.

Comme les têtes de Cerbère elles clapotent au bord de ma mémoire. Un, deux, trois, la vague. Dissimulées ou noyées ? Quand les mots fuient, la syntaxe suit ; je n’emploie jamais de verbes quand le temps m’a figée. Animale dans la  lumière des phares, je ne me recroqueville pas. J’affronte le piège, tétanisée ; je vois défiler des « et si ». Pas des regrets : des échappatoires.

Un, deux, trois, soleil !

Et tout ce qui te brûle, alors, c’est ce que t’as raté. Ça ira mieux, t’as dit, à un gosse qui pleurait. Ça ira mieux, ben oui, comme s’il pouvait te croire, comme si t’avais pas mieux à faire que de délivrer des prédictions de voyante à deux balles à un môme qui souffrait. Sérieux, c’est tout ce que t’avais à dire ?

Et ça, c’est la voix de tous les jours, celle qui n’a jamais tort. C’est l’œil de Sauron : tu bouges, elle se retourne et t’anéantit dans le cercle de son iris enflammé.

Parfois, je me dis que les gens qui répondent avec justesse ont beaucoup trop de recul. Mais s’ils sont justes, alors ils ont raison ; moi je sais pas être juste si je ressens pas, et quand je ressens, l’émotion me submerge.

« Ça ira mieux. » J’ai sans doute raison. Et on s’en fout. Parce qu’avant que ça aille mieux, ce gosse aura peut-être sombré. Un, deux, trois, la vague. Combien de temps on peut survivre avec juste l’espoir qu’on vienne nous sauver ?

Je veux – je vais – me tapir loin des vagues et juste dormir, assez loin pour que l’écume vienne mourir sur le sable sans m’atteindre. Comme ça je pourrai la contempler sans me sentir concernée.

Pierres d'achoppement

J'ai pas posté la première partie de ce billet quand je l'ai écrite parce que je m'étais calmée, j'ai écrit la seconde ce soir. Finalement, je partage les deux, parce qu'elles m'interrogent.

I.

Quelque part en septembre.

J'ai déçu.

"de n'avoir pas pu partager un moment avec toi, depuis le temps que tu dis qu'on va se voir, et samedi alone chez Morgane..."

Ça m'a hyper blessée, de lire ça. Et sans doute c'est mérité, j'en sais rien. Après tout, j'étais en train d'écrire l'article qui va paraître sur le Carnet, donc j'étais zen parce que tournée en moi-même.

Mais tous ces gens qui réclament ma présence, ne viennent jamais la chercher. Et puis j'y avais jamais vraiment pensé, en vrai. Mu m'a déjà parlé du fait qu'elle se sentait décevante, et je comprenais pas pourquoi, et maintenant je me dis que c'est putain de violent. Si je lui ai fait ressentir ça... mazette... (oui, ma grand-mère s'invite chaque fois que j'ai plus de mots.)

Comme quoi, ça marche bien, la loi du Talion.

Natasha m'a dit : "si tu savais comme je pense à toi chaque fois que je fume une clope seule dans ma voiture", et j'étais... perturbée ? Non, je savais pas, et je me rends bien compte à sa rancune que j'aurais dû. Mais je savais pas, et j'étais bouleversée qu'elle me l'écrive, et qu'elle me le reproche, parce que je pense à un tas de gens que j'aime, quand je suis seule, et je ne leur écris pas pour leur dire que c'est des salauds qui m'ont oubliée. Elle m'en veut parce que je ne l'ai pas prévenue de ma venue à Stella. Qu'on aurait pu se fumer une clope rapidos dans sa voiture. Et oui, bien sûr, qu'on aurait pu. Mais moi j'ai pensé "peut-être que Julien sera en pause, peut-être que je choperai Thierry à la récré, et peut-être que Béatrice sera là." Et j'ai vu Gwenola en premier, Gwen qui est la seule à m'avoir envoyé un message pour la rentrée, pour savoir où j'étais et si ça allait. Gwen que j'aime mais avec qui je marche sur des œufs. Souvent, j'ai remarqué qu'on n'aimait pas les gens qui ne nous aiment pas. Gwen, c'est quelqu'un que j'aime et dont je sais qu'elle m'apprécie, mais on a dix ans et une éducation catholique qui nous séparent, alors même si on s'entend bien, je ne sais pas si je ne l'aime pas pour ce qu'elle traverse avec sa fille. En tout cas, la manière dont elle gère ça la rend "aimable" alors du coup je m'en fous.

La fille de Gwen ne veut pas être une fille (ou ne l'est pas. Me jetez pas de pierres.) Alors Gwen, qui ne peut entendre que sa fille soit un garçon (ce que je comprends, j'en suis désolée mais voilà) mais ne veut pas lui faire de mal pour autant, l'appelle "sweety", "my love" ou encore "my child" (elle est prof d'anglais, mariée à un Irlandais).

Apparemment, je suis incapable de distinguer ce qui me relie à Natasha (des liens d'amitié, semble-t-il)  de ce qui me relie à Gwenola (une complicité, une compréhension, du moins.) J'ai pensé à Julien, Thierry et Béatrice en premier, parce que soit on partage déjà quelque chose de super fort, soit les mots n'ont jamais été tus. Béatrice et moi, on a vingt ans d'écart. Mais elle m'a souvent dit combien elle était heureuse de me voir, alors que Nat, j'ai cru qu'elle était comme Valérie, qui m'a présentée comme une "collègue" quand je suis venue la voir après le suicide de son mari.

C'était son droit et sa souffrance était indicible. Il n'empêche que ça m'a assez vexée pour que je m'en souvienne : je ne me serais jamais infligé ça pour une collègue. Je sais que c'est dégueulasse de le formuler comme ça, mais si tu me lis encore, tu sais que c'est un journal extime, ici. Pas de langue de bois.

Et donc, Valérie, son histoire, m'avaient anéantie. Je ne voulais pas le savoir. Je ne voulais pas m'en mêler. Mais je l'ai fait, et voilà, j'étais une collègue. Thierry a raison hein : tout ce qu'on fait, c'est pour soi-même. Ça ne veut pas dire que c'est ce dont autrui avait besoin, juste que nous, pour une raison x ou y, on pensait que c'est ce qu'il fallait faire. Je le déteste pour son fatalisme et ce cynisme qui découpe en tranches le moindre de nos actes, même ceux qui nous semblaient sincères.

Parce que ça nous fait paraître sacrément cons, et puis du coup, à quoi bon ?

Le pire étant que, Valérie m'ayant présentée comme une collègue, je considère désormais tous ceux que j'aime au boulot comme des "collègues" et ne vois pas l'amitié qu'ils me prodiguent, apparemment.

 

II.

Le 7 octobre 2020

Dans un de ses derniers billets blogs, Jeanne A. Debats remarque qu'on conspue les femmes qui ne veulent lire que des autrices, et pointe le programme de français en soulignant qu'il ne contient que des hommes. J'ai répondu, en admettant  (souriante) que je trollais, que je faisais lire des femmes (troll parce que c'est sûr qu'elles sont moins nombreuses) et aussi que jamais je ne cesserai de lire Baudelaire ou Zola. Elle a rétorqué : "Après depuis 2002, 300 sujets du bac environ toutes séries et régions confondues, 18 ont concerné des femmes (source : https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/auteurs-et-autrices-dans-les-annales-du-baccalaureat-de-francais/). C'est bien d'en lire en classe, mais si c'est pour démontrer à l'examen l'importance qu'on leur accorde, ça fait pas avancer le bousin :)"

Et ça me saoule. Donc quoi ? J'arrête de faire lire des auteures (ouais, des auteurEs, merde, ça fait vingt ans que j'écris auteurE, je le faisais avant que Titiou Lecoq s'aperçoive que ce serait bien de féminiser les noms de métier) parce que ça sert à rien ?

Tu sais, c'est comme les écolos qui trouvent que tu fais jamais assez.

C'est quoi l'intérêt de faire la leçon à une femme qui aime d'amour les poèmes de Louise Labé et s'amuse à les confronter à ceux de Ronsard (ce mec avait tellement le melon, mon dieu) ?

D'ailleurs, Jeanne A. Debats m'a aussi demandé si je croyais qu'Alice Coffin (je suppose que c'est la féministe en question, celle qui ne veut plus lire de littérature masculine) n'avait jamais lu Baudelaire et Zola. Bon déjà je sais pas qui est Coffin, mais c'est surtout passer à côté de mon propos. J'ai cité ces auteurs parce que je trouve leur plume bien plus qu'admirable. Je ne cesserai pas de les lire parce que je veux désormais aborder le monde sous un autre angle. L'un n'empêche pas l'autre. Je trouve invraisemblable d'être amoureu(se) de littérature et de se restreindre à la littérature féminine, comme je regrette qu'on ne lise pas plus de femmes au lycée. Comme si, sous prétexte que ce sont des hommes, il y avait le moindre rapport entre Montaigne et Oliver Stone (oui il est passé ce matin sur Inter et je l'ai trouvé passionnant.)

En plus, je suis assez d'accord avec Brighelli quand il nous met au défi de trouver le même nombre de femmes écrivaines que d'hommes. Aujourd'hui, oui, aucun problème, mais au Moyen Âge ou au 17e c'est plus compliqué, pour des raisons évidentes. Réécrire la condition des femmes, c'est ça qui fait pas avancer le bousin, de mon point de vue. Je préfère faire lire Ronsard en soulignant sa misogynie, ou les stances à Marquise de Corneille, en demandant à mes élèves s'il était goujat ou très déprimé.

Et ! mesquinerie inside ! je préfère lire Victor Hugo que Jeanne A. Debats (dont j'ai pas aimé La vieille anglaise et le continent, c'est pour ça), parce que pour ma part, je cherche la beauté, la puissance des mots, et que je me fiche bien de savoir qui les a écrits. Homme ou femme, je veux dire. J'ai pas envie de lire des écrits nazis, quand bien même leur auteur(e) serait hyper talentueu(se). J'espère découvrir d'autres auteures, je trouve effectivement chez elles un autre regard, une autre version des faits. Mais préférer Sagan à Barker, ou Stephen King à Shirley Jackson, sur la base de leur genre, ça n'a aucun sens, pour moi.