Deux mois dans le noir

Dimanche 3 septembre 2017

Putain, ce truc de fou. Je le connais, cet élève. Ça peut pas être une blague.

J’ai mis Enya et j’étais pas loin de pleurer – évidemment – et là je vois ce commentaire sur le Carnet. Ça peut pas être une blague. Je me souviens parfaitement de lui. De son visage et de son nom.

Je sais qu’ils m’avaient trouvée, à l’époque. Mais, je… je pensais qu’ils étaient juste occupés à se foutre de ma poire parce qu’ils avaient trouvé des photos de moi avec les cheveux rouges.
Il a vraiment perdu sa mère. Ou son père, mais je crois que c’était sa mère. Je m’en souviens très bien. Merde. Meeerde. Qu’est-ce que je fais ?

Évidemment que je suis flattée. Mais c’est un élève, putain. Il est supposé vivre sa life et se rappeler éventuellement les profs qu’il a appréciés quand il aura 19 ans.

C’est un élève que j’aimais beaucoup. Gentil, travailleur. Le genre qui rencontre plein de difficultés, mais qui s’accroche, qui comprend l’intérêt que ça peut avoir alors même qu’il galère. Un gosse qui traversait des trucs durs, et qui pourtant s’intéressait suffisamment à ses camarades pour être élu délégué et défendre tout le monde contre vents et marées.

Merde… Je me fais réconforter sur mon blog par un gosse qui a perdu sa mère quand il avait quatorze ans. Comme quoi… On a tout à apprendre des autres, quel que soit leur âge.

Jeudi 14 septembre 2017
17h39

J’ai pas aimé cette journée. Ou plutôt, j’ai aimé revoir Valérie, et Annick, et échanger sur des trucs très forts, très chargés en émotion. C’était la vie qui s’étalait, dans tout ce qu’elle a de tragique, et de magique, aussi.

Je ne sais pas si ça m’a perturbée, toujours est-il que j’ai trouvé les cinquièmes infects, et je n’avais pas la patience ni la confiance en moi pour réagir correctement. Je me suis sentie fatiguée et impuissante, et je déteste ça, parce que c’est un cercle vicieux dans lequel on laisse la classe nous échapper progressivement, et après on rentre sur les rotules et découragé.

Mais je les revois demain, et c’est un nouveau jour, c’est tout ce qui compte. Je sais que c’est normal d’éprouver des difficultés, de se sentir en danger. Je sais aussi que ce n’est pas permanent, jamais. Que je suis capable de vivre de beaux moments avec eux – ils en sont capables, aussi.
Il n’y aura jamais d’année idyllique où tous les jours seront paradisiaques. Il faut compter avec le temps, mes propres émotions, et les leurs. Rien n’est gravé dans le marbre – la preuve, c’est la première fois qu’ils m’énervent.

Il faut que j’apprenne à laisser la place aux émotions négatives, parce que j’ai le droit de les ressentir, je ne devrais pas me flageller pour ça. Je me rends compte que je me dis souvent que si j’ai mal ou que je suis fatiguée, c’est ma faute. Mais ce n’est la faute de personne, c’est juste un état qui arrive. Tout ce que je devrais faire, c’est ressentir pleinement chaque chose, les accepter, et me faire du bien quand ça ne va pas, et vivre à fond quand ça va. C’est pas plus compliqué que ça.

Mardi 26 septembre 2017
23h47
♫ Fairy Tales – Dragon Force OST

C’est comme disait Mu : apprendre à être soi. À ne plus avoir peur d’assumer ce que l’on est. C’est peut-être pour ça qu’on m’a dit aujourd'hui « oh, mais les 4e, ils t’adorent. Ils cherchent pas à t’emmerder. » J’aime à le penser. Si j’ai enfin une classe qui me fait pas chier, me charrie quand il faut, et bosse, c’est peut-être parce que je suis celle que je dois être. Y’a deux ans, on m’a dit «  mets un masque. » Et bah non. Même si la 5e m’emmerde. En même temps, ça fait trois ans que je le dis : en fait, j’adore les 4e. C’est logique. Avec eux, je suis la prof que j’ai toujours voulu être : j’ai fixé mes limites, j’ai montré que je les aimais – parce que c’est le cas. Le reste coule de source.

Je me sens forte, et entière. Alecto, hein. Bah, je suis pas très implacable. Juste… moi. À ma place parmi les dérangés, les tristes, les fous. À ma place parmi ceux à qui on dit « quoi ? Pourquoi tu n’es pas comme moi ? Pourquoi tu ne ressens pas les mêmes urgences ? » Et ben, parce que, connard. Eux et moi, on ira loin. Ce que nous apportent les gens, humainement, aura toujours plus de sens que tout le reste. Et c’est celle pour qui le savoir est la clef qui parle.

C’est pour ça que j’aime mon métier. La force qu’ils me donnent. Sincèrement, j’en ai rien à foutre qu’on ne soit pas là pour être apprécié. Le souvenir qu’on garde des gens qu’on n’aime pas ne nous sert jamais à rien. Oui, je veux que mes élèves m’apprécient. Mylène était pas foutue d’apprendre quoi que ce soit si elle aimait pas ses profs, et elle avait vingt ans. Je veux croire que ma passion les porte, un tout petit peu. Elle me porte bien, moi.

Ouais, c’était chouette de m’entendre dire ça, et j’ai sans doute un peu honte au fond de m’en vanter, mais… Je reviens de loin, vous savez. Je reviens d’un enfer paimpolais dans lequel ni mon job ni mes collègues n’allaient bien.

Cette année, je suis entourée de gens. Alors ils ne vont pas toujours bien. Mais je les sens à l’écoute. Peut-être qu’avant j’étais pas prête. Cette année, j’ai toujours pas envie de me livrer. Mais je sens que je peux. C’est sans doute moi qui ai changé – mais j’ai jamais dit que l’enfer, c’était les autres.
Je l’ai écrit ailleurs : peut-être que la mort de maman a fait éclater une soupape. Peut-être que « grâce à » ça je me sens légitime. Je me suis jamais sentie aussi forte. Mes fantômes et mes démons ne m’ont jamais autant portée. Ils ne murmurent pas les mêmes choses qu’avant. Ils me remémorent ma vie. Ils ont cessé de me corrompre.

Je n’écris pas tout au même endroit, au risque de passer pour une égotique. Non : je voulais pas vraiment que maman meure. Ça fait putain de mal. Certains soir, ça me donne envie de hurler.
Mais… je ne peux pas nier que depuis, je me sens le droit d’exister. Ça y est, je l’ai, ma tragédie. Je peux éclater, exploser, laisser des débris partout. Je suis un shrapnel. Je suis la fureur (je vous fais grâce de la majuscule). Ça y est, les gens savent. Comme elle était belle. Ils peuvent enfin imaginer la suite.

Je ne leur en parle pas pour autant. J’ai sans doute pas eu l’air aussi épanoui depuis des lustres. Tout le monde peut en conclure que je vais bien. C’est le cas. Avec un peu d’imagination, certains peuvent ajouter ce qui m’a menée à cette exaltation enfiévrée.
Apparemment, ma tante Kersti peut. Si je saisis bien ce qu’elle dit, quelque part, je retrouve mon horreur.

Je me suis relevée de mon champ de bataille personnel. Aujourd’hui, quand je pleure, c’est autant de peine que de soulagement. Parce qu’avant, je ne me sentais pas légitime à pleurer. Si vous saviez comme j’en ai rien à foutre de tout, maintenant.

Vendredi 7 octobre 2017
01h27
♫ Prayers for storm – playlist

Je suis tellement ivre que je ne sais plus bien ce que j’écris, ce que je regarde, ce que je tape sur le clavier. Je sais juste que je pourrais m’écrouler. Et que Hocico – Dog eat dog – Doggy Style Remix m’en empêche comme d’habitude. La musique des abysses, on s’y fait, vous savez.

C’est marrant,  quand on y pense : je suis terrifiée à l’idée de mourir, mais je le fais tous les soirs. Si je m’endors maintenant, je ne me souviendrais jamais que j’étais vivante, avant. Je me coucherai dans l’abîme, et j’apprécierai l’obscurité. Je me vautrerai dans les ténèbres.