Filofobia

Vendredi 17 mai 2019, 23h52
♫ Amduscia

Je vais bientôt avoir trente-cinq ans. Cela signifie que ma sœur vient de fêter ses trente-deux. Pourtant, je n'arrive toujours pas à assimiler qu'elle est adulte.
Je m'inquiète pour elle, pour des broutilles. Je me demande sans arrêt si elle est prête à, si elle sait que.
Elle sait pourtant très bien : elle a passé trois ans seule avec les parents. Je crois que je ne m'en suis jamais remise. Je me souviens très bien n'avoir pensé qu'à ça quand je suis partie. Ensuite, j'ai oublié : c'était plus simple.

En même temps, j'ai pas tout à fait tort : elle mangerait quoi, si personne ne faisait ses courses ?

Je me demande si, quand j'aurai quatre-vingt dix balais (âge vénérable que je n'atteindrai jamais, mais soit), je parlerai encore d'elle comme de "ma petite sœur, qui a quatre-vingt-sept ans".

Je me dis souvent que ce serait vraiment plus simple si je ramenais mes angoisses à un niveau raisonnable, mais en même temps, comme je le disais dans un précédent billet, si je faisais ça, je ne servirais plus à rien.

C'que je me suis pris dans la gueule, quand mes élèves de 4e m'ont conspuée, parce que je voulais pas "céder" mon cours au profit de ma collègue de sport, qui s'en va en avance, parce qu'elle doit se faire opérer et qu'ensuite, bah elle a obtenu sa mut'.

Heureusement y'avait l'autre classe, qui ne m'a rien demandé et m'a témoigné le même respect que d'habitude.
Putain qu'il est dur, ce métier.

Bref. Parenthèse mise à part, si je ne devais me préoccuper que de moi-même, j'ai l'impression que je ferais pas de vieux os.
J'aime pas beaucoup les gens (me jetez pas la pierre, j'ai été élevée comme ça), mais j'aime les miens. Le seul problème, c'est qu'apparemment, je crois qu'ils ne peuvent pas vivre sans moi *égocentrisme inside*
Chacune de mes absences m'est sans doute plus insupportable qu'à eux.

C'est quand même con, venant de quelqu'un qui pense d'abord à préserver son cul. Je passe le plus clair de mon temps à dresser des barricades, pour être sûre qu'aucune balle ne me traverse, mais je continue de jeter un œil par-dessus, en me disant "oh mince, machin s'est pris une bastosse. C'est con que j'aie pas été là. Je m'en veux."





Comme d'hab tout s'effondre en juin, et je dois dès maintenant me faire à l'idée que l'an prochain, ce sera un autre établissement et d'autres élèves. Je les oublierai, comme je les oublie tous au fur et à mesure.
Sauf Morgane, dont le petit mot caboché trône toujours au-dessus de mon bureau, et Victoire, qui avait commandité le panneau A1 épinglé au même endroit, plein de messages gentils couturés d'erreurs d'orthographe (qu'elle avait rayées d'un trait péremptoire). Sauf Adonis que j'ai pas sauvé (j'y peux rien s'il porte un prénom pareil, hein, c'est pas moi qui l'ai inventé.)

L'hostilité dont ils sont capables de faire preuve, même ceux que t'aimes bien parce qu'ils sont gentils et courtois.
T'as beau te dire que c'est pas dirigé contre toi... C'est pire : toi, t'existes pas. Toi, malgré tous tes efforts, t'es juste la prof de français.

Je comprends les collègues usés, parce que même quand je les trouve moi-même nuls, je sais ce que ça leur a coûté de se produire sur scène. La seule différence, c'est que si j'arrive au point de me dire "j'en peux plus", je m'arrêterai. Je crois que bosser dans l'humain quand t'as plus la force, c'est la pire chose que tu puisses faire, à toi, et à eux. Et je pense que si tu nuis "à eux", alors que c'est ton taf, tu t'en rendras compte, et ce sera le début de ta descente aux enfers. Alors arrête-toi avant.

Je veux pas de fleurs (si, en fait, j'aimerais bien). Mais j'aimerais bien compter. Et oui *jalousie inside* j'aimerais bien que le prof qui enseigne la matière la plus facile ne récolte pas tous les lauriers (c'est vraiment dégueulasse, comme réflexion : pour me faire aimer le sport, il aurait vraiment fallu un excellent prof, ce que ma collègue est, de toute évidence. Elle a aussi renoncé à toute vie personnelle - mes collègues confirment -. Pour que les gens t'aiment, faut que tu te consacres uniquement à eux.)

Je les ai aimés, j'ai cru en eux, et quand je partirai, ils ne s'en rendront même pas compte. (Il est une heure, j'ai bu, laissez-moi me plaindre.)

En même temps, si j'étais pas obsédée par l'idée de plaire et celle de me rendre utile, ça irait probablement mieux.

Deux ans

Mardi 14 mai 2019, 21h09
Guimauve

Aujourd'hui, cela fait deux ans que j'écris pour Paradize.
Je ne sais pas pourquoi ne me viennent en tête que des constats cliniques. C'est pas top, pour un anniversaire.
Mais si, je sais pourquoi : fêter un anniversaire, c'est prévoir. Or, Paradize n'est pas fait pour ça. C'est pour ça que j'aime autant cet espace, et c'est aussi pour ça que je m'en défie. Je profite donc, tout de même, de l'occasion pour glisser en ces pages quelques réflexions que je dédie à Fanny - parce que oui, parfois, j'écris des trucs pour répondre à tes questions :)


Bien sûr, c'est parce que je ne suis pas en contrôle que je ne suis pas fière de ce blog. J'ai beau en aimer la spontanéité, j'en regrette aussi toutes les maladresses. C'est vrai que le Carnet n'en est pas exempt, et que je songe souvent à effacer certains billets (jamais définitivement : je suis beaucoup trop égocentrée pour ça).
Il n'empêche qu'à force d'écrire ivre, je me retrouve forcément à trouver débiles ou embarrassants certains de mes messages.

Le simple fait de les revendiquer comme des messages me met mal à l'aise. Comme si je jetais des bouteilles à la mer en espérant être lue. C'est évidemment le cas : je ne les posterais pas, autrement.

J'adore écrire sans savoir où je vais aboutir, mais ça fait vingt ans que je m'entraîne à ciseler mes textes, de manière à ce qu'ils transmettent de moi ce dont je veux me souvenir. Je n'apprécie pas forcément ce que le miroir me donne à voir quand je suis impulsive (le suis-je jamais vraiment ? Je viens de passer cinq minutes à chercher un synonyme de "spontanée".)

J'aime les mots, au point d'avoir du mal à les enseigner, car je comprends mal ceux qui ne partagent pas ma passion. Par conséquent, je suis persuadée qu'il y en aura toujours un pour traduire ce que je ressens, et par conséquent bis, je peux traîner des heures sur des dicos en ligne afin de trouver le mot juste, et pas celui que je viens d'employer vingt fois.

Enseigner m'a appris à poser ma voix et ralentir ma syntaxe balbutiante. À réfléchir et savourer chaque mot prononcé pour le bénéfice des deux élèves qui m'écoutent dans le brouhaha des drames intérieurs des vingt-trois autres. Mais quand j'écris, c'est beaucoup plus long. Je sais que les mots peuvent me dire, mais l'écrit restera, alors je dois faire preuve de rigueur. L'approximation n'a pas sa place dans un monologue.

La spontanéité, si vous voulez mon avis, est un putain de mensonge. Quand je vois Julie parler avant de réfléchir et le regretter, ou ceux de mes élèves qui manquent de vocabulaire et peinent à trouver le mot qui reflètera ce qu'ils ressentent, je demeure persuadée qu'au contraire, la sincérité demande du travail.

C'est l'éternel dilemme de l'autobiographe : chaque mot m'éloigne du chaos initial, mais me permet de cerner au mieux une émotion déjà presque disparue. C'est l'inverse du chef d'orchestre qui pressent la suite de la symphonie - mais lui en connaît malgré tout les notes avant de les interpréter. En fait, c'est ça ! Écrire, c'est savoir à l'avance.

Paradize incarne donc un paradoxe. C'est le blog qui se rapproche le plus de ce que je suis au quotidien. Il illustre mes sautes d'humeur, mes exagérations et mes murmures. J'y écris à peu près comme je parle. De ce fait, il me semble qu'il est le plus impropre à traduire mes lames de fond.


Mais je suis tout ça. Je suis le réflexe et ce qui l'a bien avant enclenché. Je suis le tsunami et le séisme qui l'a engendré, la bêtise maladroite et l'envie de plaire qui président à mes éclats. Et c'est pour ça que si Paradize me fait parfois rougir, je ne le renierai jamais. Je veux et je dois me souvenir que, comme mes ados, j'essaie parfois désespérément de dire quelque chose sans y parvenir. (Spotify me diffuse sans préavis The sound of silence, je le prends comment ?)

Je suis pas toujours fière de ce que je suis, et encore moins de ce que je donne à voir au monde. Mais je peux l'assumer. J'avoue même y trouver du plaisir :)

Parce que je suis aussi la mer qui recule après la tempête. Je suis aussi ce que je suis devenue après avoir appris de mes erreurs. Et comment je ferais, sans ce blog pour me les garder sous le nez, mes erreurs ?

Et enfin, le silence (bis repetita)


Mardi 7 mai 2019, 23h58


 


 

C'est moi ou... Elle joue sans partoche ?

Mother anger

Mardi 7 mai 2019, 18h54
Transe

Je crois que ce qui m'a le plus foutu en rogne, en fait, c'est d'avoir su dès que je me suis retrouvée à mi-chemin du taf que ça allait être une journée pourrie. J'étais déjà paralysée par une anxiété sans motif. Pas l'angoisse sourde qui me mène à la déprime, mais la fièvre qui me met les nerfs à vif et fait que chaque échange, chaque nouvelle, devient potentiellement une allumette prête à m'embraser. Si je ne possédais pas un minimum de contrôle sur moi-même (dieu merci, hein), je m'arrêterais sur le bas côté pour hurler en lacérant ma peau. C'est physique, faut que ça sorte.

Je n'étais pas souriante, aujourd'hui, j'étais froide et mesurée (sauf quand j'ai fait sortir Gaël, mais j'ai pas crié). Je sentais ma colère tout autour de moi, comme du lierre. Je la sens toujours, en fait.

Cette colère-là est la pire, je crois, car elle me prive de toute autre émotion. Je n'ai pas envie de méditer. J'ai envie de m'y livrer tout entière. Elle me noue la gorge, crispe ma mâchoire et fait trembler mes doigts.

Elle s'accompagne d'une voix médisante, qui est un écho du passé, qui me dit "faut te faire soigner, ma pauvre", et ça ne fait que l'alimenter. Comme s'il n'y avait aucune raison légitime d'être furieux. Comme si la mesure était une réaction normale, même face à l'indicible. Comme si qui que ce soit avait le droit de me juger et de se sentir assez légitime, assez exemplaire aussi, pour me le faire savoir.

Je ne me souviens plus de mes cauchemars de la nuit passée, mais très bien du précédent, et je vois bien qu'il y a des serpents lovés en moi qui n'attendent qu'une occasion pour attaquer. Je ne sais pas comment leur rendre leur liberté, donc je n'ai d'autre choix que d'attendre qu'ils me perforent et qu'ils se barrent.

L'antiliste de gratitudes

Mardi 7 mai 2019, 17h56

Aujourd'hui,
- je me suis engueulée avec un élève, dont la colère à mon encontre m'a semblé aussi injuste qu'incompréhensible,
- j'ai discuté avec Noëlle d'un élève d'ULIS dont le beau-père, dont il était très proche, vient de décéder,
- je me suis coltinée un collègue "magnétiseur" qui m'a expliqué avoir en partie guéri une femme atteinte de la sclérose en plaque (un jour faudra qu'on m'explique quel sens ça peut avoir de me dire ça à moi. Ça me fait une belle jambe de savoir que machin connaît untel qui a vécu une guérison miraculeuse.)
- j'ai reçu un message d'une mère d'élève qui m'accuse d'avoir sanctionné son fils pour avoir ramassé ses affaires par terre et ne trouve pas ça légitime (sans blague !)
- j'ai dû répondre à ladite mère en restant courtoise
- ensuite, j'ai réconforté une collègue que des parents d'élèves soupçonnent de mentir (ils ne soupçonnent pas leur fille : pourquoi ferait-elle une chose pareille ? - ce sont leurs propres mots.) Du coup, ils demandent à ma collègue de produire un témoin de son altercation avec leur fille. Je vous laisse prendre la mesure du truc.

Bref, c'était une journée de merde.

Ma maman ne m'a jamais dit que les monstres n'existaient pas

Samedi 4 mai 2019, 13h08
♫ Windir - Soknardalr

Plus j'y repense, plus je me dis que chercher à coller une étiquette à ce que je suis, comme je l'envisageais dans "L'exercice délicat de l'égocentrisme", est une très mauvaise idée. T'imagines, aucune de celles auxquelles je crois correspondre ne me convient vraiment ? J'aurais l'impression d'être niée. Ce serait une chute terrible que de m'entendre dire "vous n'avez rien. Vous êtes normale."
Pas parce que je veux pas être normale, mais juste parce que c'est pas aux autres de valider mon existence. C'est à moi. Et si j'y arrive pas, et qu'on doive me répondre "vous n'avez rien", à coup sûr j'entendrai "vous n'êtes rien."

Après tout, je trouve que Maloriel a bien résumé la situation dans son dernier billet. Nous sommes ce que le monstre à l'intérieur de maman a fait de nous. Nous sommes ce qu'il nous a enseigné. Nos réactions ont été différentes, bien sûr : ma sœur a pris peur, et moi je me suis mise en colère. (je me demande si maman avait peur, dans la mesure où tout le monde nous a toujours répété que Mal' lui ressemble et que je suis le portrait de mon père - qui est tout le temps en colère. Je me demande aussi qui je serais devenue si on ne m'avait pas constamment répété que je ne ressemblais pas à ma mère. Je crois me rendre compte que j'éprouve une grande frustration à l'idée que même ma sœur pense que je n'ai jamais éprouvé de réelle empathie pour maman, comme si le fait qu'elle ait souvent attisé ma fureur annulait ma sympathie. Si j'étais furieuse après maman, ce n'est pas parce que je ne la comprenais pas. Je lui en voulais de refuser notre aide. J'avais l'impression de me cogner contre un mur et d'une certaine façon, je me sentais rejetée.)

C'est pour ça que j'ai toujours besoin qu'on me parle. Je suis capable de provoquer Ubik jusqu'à l'engueulade sismique juste pour qu'il me dise ce qui le tracasse, même si lui n'en éprouve ni le besoin ni l'envie. C'est parce que sans ça je me sens complètement inutile. C'est pour ça, Mal', que je déteste que tu ne te confies pas : je sais désormais que tu as peur d'être abandonnée quand on saura qui tu es vraiment, mais de mon côté, je me sens déjà abandonnée.


La seule fois de sa vie où maman s'est confiée à moi, c'était si perturbant que j'en suis restée stupide, et ce que je lui ai répondu reflétait l’ambiguïté de nos émotions. "On a toujours besoin d'une mère", ai-je affirmé tandis qu'elle pleurait en murmurant qu'un jour nous serions grandes et nous n'aurions plus besoin d'elle. Pendant des années, je me suis demandé si c'était à cause de moi qu'elle continuait de lutter alors que de toute évidence, elle ne le voulait plus.

Alors, quoi ? T'aurais préféré qu'elle ne te parle pas, finalement ?

Je sais pas. Je ne pense pas. Peut-être que si je suis devenue une pure littéraire, et si j'aime tant les mots, c'est pour compenser l'absence totale d'échanges avec ma mère. J'ai brodé des mots sur les silences. J'ai inventé un remède à son obstination muette.
Je n'ai pas la moindre idée de qui était maman. Je ne sais même pas si en elle résonnait le même silence que celui qu'elle nous opposait. Qu'est-ce qu'elle ressentait quand elle pensait à sa famille ? En avait-elle la moindre idée, elle ? J'ai toujours eu l'impression qu'elle haïssait sa mère instinctivement, et qu'elle aurait été bien en peine d'expliquer pourquoi. Mais peut-être qu'elle ne le pouvait pas en français. Peut-être qu'on ne peut bien dire qui l'on est que dans la langue de l'enfance, quel que soit le degré de maîtrise acquis dans la nouvelle langue, et même si celle-ci semblait le symbole de sa liberté. En même temps, vu qu'elle s'est retrouvée enchaînée par la Sclérose sitôt cette liberté acquise, peut-être que ça l'a définitivement privée de mots. Il y avait les mots perdus, abandonnés plutôt, de cette ancienne vie, et les mots nouveaux, patiemment appris mais qui étaient tous devenus synonymes de déchéance.

Une autre chose que je me suis toujours demandé, c'est si elle m'en voulait de ne pas écrire un livre sur sa vie. Elle me l'a souvent demandé, enfin, sous-entendu, à demi-mots, en faisant des ellipses, parce que maman ne s'est jamais abaissée à demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Et j'aurais bien aimé le faire, et j'aimerais toujours d'ailleurs, mais je ne vois pas du tout comment, parce que je ne sais pas du tout qui elle était. À part l'amertume, j'ai du mal à accoler des émotions à ma mère. Si je devais écrire ce livre, je serais obligée de tout inventer, et comme je ne lui ressemble pas, tout ce que j'écrirais serait un mensonge. Ça parlerait de moi, et pas d'elle. (Cela dit, j'ai envisagé d'écrire ce livre-là aussi : ce serait notre livre.)

(Mu, ça pourrait être notre livre à toutes les trois.)