Stéphanie

Samedi 20 juin 2020, 00h00

Aujourd'hui, j'ai assisté aux funérailles du mari de Stéphanie. Il avait 46 ans et il a fait un infarctus dont il ne s'est pas réveillé. Dimanche, Stéphanie m'écrivait : "les médecins pensent tout arrêter demain ou mardi."

Aujourd'hui il y avait cette femme dévastée devant un cercueil toujours trop petit, tenant par la main deux marmots de sept et neuf ans qui, je crois, n'avaient pas réalisé qu'ils ne reverraient pas leur papa. Je les ai contemplés sur l'écran qui diffusait la cérémonie dans le hall (c'était un bel enterrement, aurait dit la grand-mère de Mathias : nous étions trop nombreux pour tous entrer dans la salle). La petite, que je distinguais bien sur la vidéo, serrait sa mère dans ses bras chaque fois qu'elle s'effondrait, comme une petite dame. On voyait dans son geste qu'elle disait "ça va aller, maman, je suis là", et je voyais Stéphanie la serrer fort, et c'est un des pires trucs auxquels j'ai assistés. J'avais déjà vu les gosses de Valérie, hiératiques, suivre le corbillard le long de l'allée du cimetière, tout droits et dignes comme dans un tableau de Courbet. Je crois que cette petite fille en rose qui ne tenait pas en place sur sa chaise m'a encore plus émue.

Je suis sortie de là les mains si tremblantes que Julien m'a demandé si je voulais qu'il me roule la clope que je lui avais quémandée. On étais tous là, les gens de Stella Maris, comme des cons, tous ravagés à des degrés divers, et tous conscients que nous retournerions dans quelques instants à nos familles. (Sauf Thierry et Julien, peut-être, je ne sais pas.) Tandis que Stéphanie rentrerait dans sa maison vide et se coucherait dans son lit vide.

Les parents de son mec étaient là. C'est le deuxième fils qu'ils perdent. C'est leur père qui l'a dit, des sanglots plein la voix, tandis que sa femme se tenait là comme une madone figée dans la cire. Il a parlé à son fils restant, lui disant qu'il devait se sentir bien seul sans ses frères, et que la vie était putain d'injuste, mais qu'ils traverseraient ça ensemble
Stéphanie, de son côté, a enterré le sien, de frère, l'année dernière. Cancer du poumon.

Je ne suis pas mère, aussi ne puis-je pas compter au nombre de mes hantises la perte d'un enfant, même si je peux l'imaginer (sans arriver au millième de souffrance que cela doit représenter, cela va de soit.) En revanche, Stéphanie vient de vivre coup sur coup tout ce que je peux imaginer de pire. Mes collègues qui sont mamans se focalisent sur les enfants et je crois que je les comprends, mais ma sœur, mon mec, sont ce que j'ai de plus précieux, ceux sans qui je ne peux m'envisager vivre. Même Natasha me disait qu'elle ne se remettrait jamais de la mort de son mari. Elle est pourtant croyante.

Je suis persuadée que je ne me remettrais jamais de la mort de Mathias. Et j'imagine cette femme qui doit rester debout pour ses enfants, qui n'a pas le droit de flancher, cette femme qui a déjà perdu la chair de sa chair, son frangin, son âme, et qui désormais n'a plus personne, enfin, bien sûr que si, mais plus personne qui la connaisse dans sa chair justement, plus personne qui sache sa vie et ses émotions sur le bout des doigts...
Je l'imagine debout dans sa maison vide, ses enfants couchés, avec toute cette souffrance que les adultes refusent d'envisager, toute seule, putain, et peut-être que je ne fais que me projeter moi mais ça ouvre un vortex sous mes pieds.

J'ai pleuré quand l'officiant a demandé une minute de silence et que Stéphanie s'est levée avec ses mômes pour fixer un putain de cercueil et je me suis barrée à peine moins vite que Gwenola quand ça a été fini. Y'avait Thierry qui essuyait ses larmes et il fallait que je lui demande à lui spécifiquement si ça allait, parce qu'il m'avait dit qu'il ne serait "pas à sa place, comme d'habitude", et que je trouvais ça presque aussi horrible, que personne ne vienne te voir pour te demander si ça va parce que c'est normal que tu sois seul quand t'as jamais échangé plus que des sourires.

Et puis j'étais dans la voiture de Béatrice, qui m'avait amenée parce que j'avais dit aux collègues que je voulais pas y aller seule et qu'en vrai je voulais même pas conduire dans Saint-Brieuc, d'autant moins que je fais n'importe quoi depuis que je sais, j'oublie ma carte bleue, je mets de l'eau froide sur mon thé et je mets ma clef de maison dans la serrure de la voiture, et je me sentais mal parce que maintenant que c'était fini j'étais joyeuse.

J'ai tout verrouillé. Mes mains tremblantes m'ont trahi, mais en dehors de ça, ça a super bien marché. L'angoisse que j'ai ressentie jeudi, après que Yoann m'ait demandé si je pouvais assurer l'intérim téléphonique au collège, ou si je voulais y aller, m'a rappelé il y a trois ans et je ne voulais pas, putain, je voulais pas la ressentir à nouveau. Alors j'ai fermé les écoutilles, me suis répété que souffrir n'aiderait pas Stéphanie et me suis montrée aussi courtoise et enjouée que d'habitude. J'ai même pas menti. C'était vrai. J'ai médité jeudi jusqu'à ce que mon souffle se fasse marée et engloutisse Angoisse. Après j'ai avancé pas à pas. Mais avec un putain de sentiment de lâcheté.

Je sais plus ce qui est vrai entre la sérénité trouvée et l'émotion qui m'apparait factice à force d'avoir été refoulée. J'avais pas tremblé comme ça depuis maman mais mes yeux étaient secs. J'ai pleuré deux secondes dans la voiture ce matin, c'était chouette. Je me sentais libre. Je suis passée des larmes au sourire en l'espace d'une bourrasque costarmoricaine et sans doute que c'était normal, parce que moi je n'enterrais personne aujourd'hui et que la compassion ne justifie pas la dépression. Pourtant je me sentais coupable, d'avoir osé tout mettre en œuvre pour ne surtout pas ressentir ça. La douleur de Stéphanie dépasse de loin de ce que je suis capable d'encaisser, alors je lui ai tout simplement barré l'accès, alors même qu'elle ne me concerne pas.

Elle a levé les yeux quand elle est sortie du funérarium et j'ai l'impression qu'elle a regardé dans notre direction. Elle était toute seule à ce moment-là, mais je ne me suis pas approchée, ni même n'ai osé vraiment la regarder, parce que je ne m'estimais pas légitime à être là. Béatrice m'a dit qu'on partait quand je voulais, j'ai dit "Je crois qu'on n'a aucune raison de rester", Julien qui a croisé mon regard a dit "je ne sais pas" et nous sommes partis quelques minutes plus tard. Julien regardait Stéphanie qui parlait avec Yoann, je crois qu'on se disait la même chose. "Est-ce que j'aurais dû ?"
Je lui ai écrit dimanche que si elle avait besoin de quoi que ce soit, je serais là, mais je ne sais même pas de quoi elle a besoin, parce qu'à sa place, je serais anéantie, et je crois que Julien et moi nous demandions si elle avait compris que nous fuyions parce que nous ne savions pas comment affronter sa douleur. Je ne veux pas qu'elle le sache, parce qu'aussi vrai que ce soit, c'est je crois un des pires trucs que tu puisses dire à quelqu'un : "je crois que je sais, et c'est pourquoi je m'en vais."

Je ne sais pas quoi faire de ça. Je ne sais pas si je dois revenir, si elle a conscience de mes atermoiements de merde, si au contraire bien sûr elle a trop à gérer pour même les avoir remarqués et encore moins en avoir quelque chose à foutre, si je suis hypocrite ou empathique. Avec Béatrice, on se disait qu'on ne connaissait même pas ses enfants. On ne la connaît même pas assez pour s'investir, en fait, pour dire, "ok, je prends les mômes, prends soin de toi." On ne peut que lui envoyer des regards larmoyants et putain d'inutiles.

Pourquoi (?)

Lundi 15 juin 2020, 00h04
Mes tops titres en 2019 (qui vont aussi l'être en 2020, du coup)

Je n'ai pas écrit ici depuis plusieurs mois et ce soir, je le fais alors même que je n'ai plus de raisons de le faire.

J'ai beaucoup envié ma sœur pour les belles rencontres qu'elle a faites. Sur plein de sujets, j'ai toujours quinze ans dans ma tête, et correspondre avec quelqu'un qui me touche de plein fouet et n'appartienne pas à ma famille faisait toujours partie de mes rêves.

Je dis correspondre, parce que souvent, les connexions intellectuelles ne survivent pas à la rencontre physique. En l'occurrence, je le connaissais du boulot et nous avons commencé à nous écrire "accidentellement", après une conversation due au hasard à propos du Motocultor et de Heilung. Je lui ai envoyé mon morceau préféré (le trailer de Hellblade 2, évidemment) et ça a ouvert un gouffre.

Je le lui ai même dit, que normalement, tout ce que je lui ai écrit, je l'aurais fait ici s'il ne m'avait pas envoyé ce mail. Ça m'interroge pas mal à propos de ce que je cherche à accomplir en blogguant, mais je ne me leurre pas : je vais continuer. La preuve.

J'ai découvert un nouveau blog, aujourd'hui. Écrit par un mec, ce qui m'a fait un bien fou. Je n'écris pas seulement parce que je me sens seule. J'écris parce que ça m'a sauvé la vie. Parce que je ne peux pas faire autrement. Parce que ça n'a parfois aucun seul de le faire pour soi. Certaines choses crient trop fort. Je me fais le porte-voix d'une palanquée de démons, et si d'autres que moi ne l'avaient pas fait, je me serais recroquevillée sur mon îlot et m'y serais desséchée.

Alors ce soir j'écris même si l'encrier est vide, parce que je trouve ça magnifique, ces glyphes imprimés sur des murs, des feuilles volantes ou des journaux intimes, qui témoignent de ce qu'aucun d'entre nous n'est un stéréotype ou une coquille vide. Le plus bête de mes élèves a toujours eu quelque chose à dire qui dépassait de loin ce qu'il était capable d'exprimer. J'aime que ça laisse des traces.