17 février, Marika Takeushi et... bonheur dans les larmes


"Je ne devrais probablement pas faire ça", ai-je pensé en ouvrant Paradize. En fait, c'est pas tellement une question de "devoir", c'est juste que j'ai conscience des deux bières en 33cl qui courent dans mes veines et de l'effet qu'elles ont, combinées à la musique. Mais ça importe peu. Ce qui compte, ce sont les larmes qui me sont montées aux yeux, et aussi le fait que ces larmes ressemblent désormais un peu plus à celles que je verse en pensant à La zone du Dehors ou en regardant l'épisode final de Buffy. C'est une tristesse que j'ai aimé ressentir, aussi fou que ça paraisse.

Donc : ce qui suit, ce sont les pages que j'ai écrites du 24 août au 26 septembre 2017. Ça m'a fait du bien de les relire, parce qu'elles m'ont reconnectée à des émotions enfouies, sans les raviver au point de m'effondrer. Ça m'a paru sain. Reste qu'elles sont douloureuses et que si toi qui me lis, t'es en train de te reconstruire, t'as vécu un deuil ou t'as juste envie d'être heureux et t'as bien le droit... bah ne les lis pas.

*

24 août 2017

Il est encore trop tôt pour écrire sur ce sujet-là. Ou pas. J’en sais rien. J’ai l’impression que chaque jour est une épreuve. Une confrontation avec de nouvelles questions. Hier matin, je ne pouvais pas vraiment dormir. J’avais pris une cuite au mousseux la veille. J’ai pratiqué l’humour noir, été étonnée de ne rien ressentir, puis ai éclaté en sanglots sans avoir rien vu venir, parce qu’il me semblait capital de répondre immédiatement à la question « dois-je lui mettre son médaillon ou le garder en souvenir ? » Je me suis levée parce que je ne me rendormirais pas, parce que je venais de lire le mail de mon père dans lequel il disait « Maman voulait être incinérée afin que personne ne puisse venir se recueillir sur sa tombe » et que j’avais ri. J’ai failli réveiller Mathias pour lui faire part de cette bonne blague. Et puis Mu était debout, déjà pendue au téléphone parce que comme elle a été la première à répondre à ce fameux coup de fil, c’était elle qui désormais assurait le secrétariat du deuil.

On a essayé de penser correctement, de faire les adultes. On s’est dit qu’il fallait qu’on aille aux Pompes Funèbres.

Là-bas, tout le monde semblait savoir qui on était. Le dossier de Maria Georges, née Kessens, était posé sur le bureau alors qu’on ne s’étaient même pas présentées. Je me suis ennuyée ferme, c’était long et fastidieux, on nous a posé des questions qui m’ont paru stupides.

J’ai failli fondre en larmes dans la petite pièce aux murs verts où sont exposés les cercueils. Rien ne me fait jamais plus prendre conscience de la mort que ces boîtes, qui ont toujours l’air beaucoup trop petites pour accueillir un corps. Puis c’est passé.

J’ai rien pu avaler à midi, sauf les comprimés contre l’anxiété de Mu, mais je ne ressentais rien. Chez Régina on a souri, raconté ce qui s’était passé sur le ton de la conversation ordinaire. Une fois rentrés à la maison, j’ai dit à Mathias que je ne ressentais rien, que c’était pas normal.


« Maria a quitté sa maison à 15h, en compagnie de Sophie, Christine et Béatrice. » Je l’ai trouvée jolie, cette phrase, dans le cahier qui sert aux aides-soignantes à consigner depuis plus de quinze ans le quotidien de maman. Un quotidien qui se résume à des phrases comme « Maria a mangé des carottes ce midi. Elle était fatiguée et n’a pas voulu se lever ».


J’ai expliqué à Mathias que j’étais terrifiée par la cérémonie de mardi. Et si je ne ressentais toujours rien ? Et si je demeurais froide comme la glace, verrouillée ? Je fais ça, souvent. Si l’émotion risque d’être trop forte, j’ai un super mécanisme d’auto-défense. Je cesse de penser et de ressentir, juste comme ça.

Et si, à l’inverse, je craquais ? Et si je me mettais à sangloter sans pouvoir m’arrêter, au milieu de tout le monde ? Je sais pas pourquoi cette éventualité me terrifie autant. Je crois que c’est parce que je me suis jamais livrée comme ça. À l’exception de Mathias, personne ne m’a jamais vue au moment où j’expérimentais une émotion pareille. C’est pour ça que tout le monde pense que je suis une personne forte et joviale. Je ne veux pas qu’on me voie trembler et suffoquer. C’est pas une question d’apparence. C’est pour me protéger. Je peux pas être ouverte en deux devant tant de gens, c’est dangereux.


Hier soir, après avoir déjà bu beaucoup trop de bières, j’ai répondu au mail de la sœur de maman, qui me demandait si elle était seule quand elle était morte et comment c’était arrivé. J’ai tapé les premières lignes de ce compte-rendu factuel et je me suis mise à pleurer. Y’avait pas vraiment d’images dans ma tête, juste, ça me faisait pleurer d’écrire, alors j’avançais dans mon mail, je repleurais, et ainsi de suite. Ça a été un peu long.

Je me suis couchée complètement bourrée.


Aujourd’hui, je me sens fatiguée et inquiète. Par moments, j’ai l’impression qu’un venin se répand dans mes veines, ça me donne l’impression de trembler de l’intérieur, dans les mains, dans le ventre, jusque dans mes mollets. J’arrive pas à réfléchir plus loin que « tiens, je prendrais bien un coca ». C’est hyper bizarre, mais je me laisse porter, y compris quand l’angoisse déferle. Si y’a un truc que j’ai appris cette année, c’est que lutter est épuisant et inutile. Je prends chaque seconde comme elle vient, je contemple tout ce que je traverse, et je l’accepte. En attendant la seconde suivante, le jour suivant, qui sera différent, lui aussi.


J’ai l’impression qu’une partie de moi espérait que les choses s’arrangeraient, même si c’était tout à fait irrationnel. Et puis maman est partie et j’ai réalisé que ne resterait jamais que le désespoir, que le sentiment d’une vie démolie à grands coups de hache aiguisée.


Quand j’étais gosse, j’étais croyante. Je connaissais par cœur le Je vous salue Marie et le Notre Père, et j’en savourais chaque syllabe, parce que je les avais apprises de la bouche de « madame Krystori » (pas la moindre idée de comment ça s’écrit), ma maîtresse en dernière année de maternelle, qui avait une diction délicate et passionnée.

Un peu plus tard, je me revois rentrer de l’école avec ma sœur, et lui dire abruptement : « Si Dieu existe, pourquoi il a fait ça à maman ? T’y as pensé ? » Ma pauvre petite sœur, qui si ça se trouve était précisément dans la classe de madame Krystori, a été très peinée de ma question.


La vie de ma mère, c’était ça : une haine, une rage qui ne se sont jamais apaisées. Jamais elle a appris à vivre avec sa maladie. Jamais elle l’a acceptée. Elle me l’a dit, un jour : « je suis morte le jour où j’ai appris que j’étais malade. »

Elle a enduré avec un entêtement complètement dingue. Un mélange de refus obstiné et de persévérance qui l’ont maintenue en vie trente ans durant. Elle était tellement en colère. On pouvait pas lui parler : elle était convaincue que, puisque nous n’étions pas dans sa situation, nous ne pouvions pas comprendre. Ça l’a rongée encore plus sûrement que la maladie. Nous étions responsables d’être sains de corps. Et je dis nous, mais c’est approximatif : elle a, jusqu’au bout, détesté tout le monde, sauf ses filles.

Je veux dire, je sais qu’elle avait conscience d’être imbuvable. Elle s’est excusée auprès des aides-soignantes, plusieurs fois. Avant de leur balancer sa bouffe à la gueule. Elle savait ce qu’elle devait à mon père, et elle lui a sauvé la vie au moins une fois. Mais sa rage était plus forte.

Au moins, je sais d’où me vient la mienne.


J’ai beaucoup plus de points communs avec ma mère que je ne veux l’admettre, et c’est d’autant plus bizarre que quand j’étais adolescente et que j’ai eu la sensation que je devais prendre parti, j’ai rallié mon père sans la moindre hésitation. Elle était la sorcière, la harpie, la venimeuse. Je n’en pense pas moins aujourd’hui… J’ai juste pris conscience que je n’aurais probablement pas été différente.

Maman ne voulait pas qu’on la voie malade. Je me souviens du regard méprisant de Béatrice, une fois que ma mère avait besoin d’elle, et que j’étais là, et que Béatrice a clairement pensé que j’étais une connasse qui faisait semblant de ne rien voir. Elle a compris depuis que je ne voulais pas, ne pouvais pas voir, parce que j’avais été éduquée par une mère qui avait catégoriquement refusé de m’impliquer (ce que j’ai toujours compris, pour le coup.)

À côté de ça, elle n’a jamais rien fait pour masquer le moindre de ses troubles, parce que elle était malade et nous n’avions qu’à nous démerder avec ça, vu que c’était elle qui souffrait et qu’elle n’en était pas responsable. Je ne sais pas combien de fois je suis rentrée à la maison à reculons, avec des copains, priant pour que personne ne la voie dans une situation délicate. Je l’ai tellement haïe pour ça.


J’ai appris à me blinder. Adolescente, quand je disais que je me sentais mal à cause de ma mère, on me disait que je me servais d’elle comme d’un prétexte. Papa pensait qu’on vivait tout ça bien parce qu’on en avait l’habitude. Je ne l’en blâme pas. S’il avait dû gérer en plus deux gosses désaxées, il s’en serait jamais sorti.

J’en ai conclu que j’avais pas le droit d’être malheureuse.


Et j’ai fini comme elle : porteuse d’une fureur démoniaque. Comme ma mère, je suis possédée par une colère immense, destructrice, qui s’exprime parfois à des moments complètement inopportuns. Parfois, je crache à la gueule de gens parce que leur souffrance me paraît petite et sans fondement.

D’autres fois, je la revois ressentir une compassion sincère pour des gens malheureux, alors même qu’elle gisait dans un lit d’hôpital. Une de ses premières hospitalisations, à Vannes, ils l’ont mise en gériatrie, parce qu’ils n’avaient pas de service approprié et qu’elle avait besoin des mêmes soins que les vieillards. Elle y a rencontré l’épouse d’un monsieur qui mourait d’un cancer, et elle nous a dit que c’était tellement triste, tellement injuste. Elle était sincèrement bouleversée que ces gens doivent affronter un drame pareil. Alors qu’elle avait cinquante ans et qu’elle arrivait à peine à porter une cuiller à sa bouche.


Vers la fin, elle se souvenait de rien. En même temps, elle se souvenait de tout ce qui était important. À Muriel et à moi, elle demandait toujours des nouvelles de nos copains respectifs (ou de nos ex !…) Elle n’oubliait pas les anniversaires, elle savait le nom de nos amis.

Elle se souvenait pas de sa journée précédente ni de qui elle avait vu la veille, mais elle savait qu’elle avait tellement mal parlé à Christine qu’elle lui devait des excuses.


Ç’aurait été tellement plus simple si elle avait été juste une connasse. Elle était tellement, tellement plus complexe que ça.


Il y a deux ans, à l’hôpital encore, où elle se remettait de ce coma qui aurait dû l’emporter, je me revois masser ses mains recroquevillées avec la crème hydratante qu’elle aimait bien, parce que ça sentait bon. C’est une des seules choses que je sache à propos de ma mère. Qu’elle aimait bien l’odeur de la crème pour les mains. Elle a jamais parlé de ses sentiments. Je ne sais pas pourquoi elle haïssait sa mère. Je ne sais pas ce qu’elle a pensé quand elle a compris que son père l’avait enlevée à l’âge de quatre ans, avec sa sœur, pour l’élever aux Pays-Bas tandis que sa mère et son frère demeuraient en Suède sans savoir où elles étaient (je sais, on dirait un fake.)

J’étais persuadée que je ne dirais pas un mot, rapport entre autres à ma phobie de l’émotion rendue publique, et j’ai fini par écrire un texte. En mourant, maman m’a offert l’opportunité de dire tout ce que j’ai gardé pendant toutes ces années.

Y’a tellement de portes qui s’ouvrent. Comme si tant qu’elle était en vie je pouvais pas parler. Comme si sa mort m’offrait la légitimité de dire ce que j’ai ressenti. Avant, je croyais que j’avais pas le droit de me plaindre, parce que plein de gens souffraient. Sa crémation me donne le droit de hurler. Ma mère est morte : personne dehors ne me reniera le droit de souffrir. J’ai enfin obtenu le droit, la légitimité de péter une pile.


J’ai eu mal, putain. C’est normal, d’enterrer ses parents. Ça fait au moins vingt ans que j’ai enterré ma mère. Ça fait au moins vingt ans que je la vois crever. Toute ma vie, elle s’est construite autour de ma peine et de ma haine. J’ai toujours eu l’impression d’être cassée sans aucune raison. J’oserais jamais passer ça à son enterrement, mais une des chansons qui m’a le plus fait penser à maman ces dernières années, c’est Illusion.

Being like you are, well, this is something else
Who would comprehend ?
[…]
Please don't go, I want you to stay
I'm begging you, please, please don't leave here
I don't want you to hate for all the hurt that you feel
The world is just illusion trying to change you

Je lui ressemble tellement. Dans ma façon de crier avant de m’exprimer. Dans ma colère inextinguible. Papa et Muriel sont tellement plus fatalistes. Tellement plus altruistes.


À leur place, je me serais barrée depuis belle lurette. Encore une fois, c’est une question de préservation. C’est pour ça qu’il y a des gens dans ma tête. Leur souffrance est la mienne. Elle est par conséquent beaucoup plus facile à appréhender. Chaque deuil, chaque souffrance que j’endure, je la sublime. Chaque traumatisme, je le revis dans un film qui me permet de l’esthétiser. De l’admettre.


25 août

Je crois qu’inconsciemment, l’absence de papa me pesait. Je me sens soulagée de le savoir rentré. De l’avoir eu au téléphone deux fois, d’avoir discuté un peu, même s’il a été tour à tour cynique et dévasté.

Je me suis encore levée très tard. Je me suis traînée toute la journée. Ça m’a demandé un effort de prendre une douche, de m’habiller, d’aller acheter des clopes. Je savais que c’était normal, dans la mesure où je n’ai presque rien mangé depuis mardi, et beaucoup bu, mais ça m’angoissait aussi. Je me souvenais que la dépression provoque ce genre de choses. Je me suis donc forcée à effectuer ces simples gestes, tandis que Mathias récurait la maison, qui en avait bien besoin. J’ai passé le reste du temps à relire Hel, de Graham Masterton. C’est marrant, j’ai toujours adoré cet auteur, mais ses livres sont encore meilleurs que dans mon souvenir. La petite Elizabeth est très convaincante, et attachante, alors que je me souvenais que Masterton pouvait être assez macho dans sa façon de présenter ses personnages féminins. Peut-être une question d’époque.


30 août

C’est fini.
Une fois devant le cercueil, la question de mes émotions ne s’est plus posée. C’est la première fois que je perds quelqu’un (il y a eu mamie, mais je n’étais pas là). J’étais assise au premier rang pour la première fois. Et c’est encore une fois le cercueil qui m’a fait perdre mes moyens. Maman était allongée sous le couvercle de cette boîte, à un mètre de moi. Ma mère, que j’avais toujours vue vivante, avait les yeux clos sous ce couvercle, dans cette boîte beaucoup trop petite.

On a passé les photos sélectionnées par Papa. Elle était tellement belle. J’étais contente que les gens voient à quoi elle ressemblait quand elle était jeune. Comme ça, ils pouvaient mesurer l’ampleur de sa déchéance. Ils pouvaient enfin se faire une idée de ce que j’avais vécu (de ce qu’elle avait vécu). C’est un sentiment de connasse, mais, hé, je suis la fille de ma mère.

J’ai entendu ma sœur éclater en sanglots à côté de moi, et c’était réconfortant de pleurer à l’unisson en se souvenant de la femme sublime et aimante qu’elle était.

J’ai eu l’impression de pleurer plus fort que tout le monde quand ça a été notre tour de déposer une rose (et mon texte) sur son cercueil, et quand ensuite ils l’ont emmenée. Sur le moment, ça a été un soulagement immense de lâcher prise ; après, je m’en suis voulu d’avoir été si bruyante. Je me suis dit que ça devait paraître faux, parce que j’avais été tranquille presque tout le temps avant ça (sauf quand j’ai parlé à Elie, la seconde et véritable maman de ma mère, à force, elle a réussi à me faire chialer. C’était quand elle m’a rappelé qu’apparemment, juste avant que papa ne parte à Bali, maman lui a dit « tu sais, je t’aime toujours » et qu’il lui a répondu « moi aussi ».)


J’étais tellement lessivée quand tout a été fini. Je croyais qu’on « assisterait » à la crémation ; ça m’a fait bizarre que le cercueil soit juste « emporté ».
J’ai pas arrêté de me dire « merde, je pensais pas que les hommages commenceraient tout de suite, papa n’était pas prêt ». Il a fait un très beau discours.


Je me suis senti tellement entourée. Je ne pourrais jamais dire à ceux qui étaient présents combien je leur suis reconnaissante. J’ai aimé m’entendre dire que je ressemblais à ma mère. Après toutes ces années, je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir un signe. La boucle est bouclée. Maman est morte, et je sais désormais qui je suis. C’était définitivement l’année de l’épanouissement, aussi curieuses soient les routes que ça m’a pris pour arriver à comprendre.


C’était tellement beau, toutes ces roses sur le cercueil, et tous ces gens réunis autour d’une image de Maria, une image pas tout à fait complète et en même temps parfaitement réelle.
La dernière carte postale d’Elie, celle qu’elle n’a pas eu le temps d’envoyer.
La carte d’Ulla, sa vraie mère, qui disait « now Maria is definitively separated from her mother. » Le drame de cette famille déchirée par mon grand-père, cet homme par ailleurs si aimant. Cet homme qui a fait dans le drame la femme qu’était ma mère, et qui m’a faite moi par extension.

Kersti ressemblait à un mannequin anorexique incognito. Jan pleurait sur le parking en descendant de sa voiture, lui qui la veille nous avait apaisés de son humour si particulier. Quand ça a été son tour, Alexis est resté plus longtemps que les autres auprès de maman, et il a tapé trois coups, trois fois, sur le cercueil, et j’ai eu l’impression qu’il accomplissait un rituel connu de lui seul, ou peut-être juste de maman et lui, et ça m’a plu.


Avant la cérémonie, quand Papa a vu Damien, il l’a serré dans ses bras longuement, en pleurant, et j’étais un peu mal à l’aise pour Damien, et en même temps tellement heureuse, tellement fière, d’avoir une famille, une famille faite de tous les gens qui nous entourent, et qui s’aiment, et qui se soutiennent en dehors de tout lien du sang, en dehors de toute pose. Cette accolade validait l’importance du geste de Damien, de sa présence. Elle validait cet accord tacite, dont Damien porte la paternité à mes yeux : « tu es là pour moi, je m’en souviendrai toute ma vie ». D’autres personnes m’ont évidemment fait ce don, mais pour papa c’est différent. Damien était là « gratuitement » à ses yeux.


J’ai tellement détesté ces conversations « d’adultes » (non, de toute évidence, je n’arrive toujours pas à me considérer comme une adulte), durant lesquelles les gens se remémoraient maman dans sa souffrance. Je sais que c’est comme ça qu’ils gèrent. Je sais bien que ça partait d’un bon sentiment. Mais j’ai tellement détesté les entendre, ou me retrouver seule avec Denise qui voulait, avait besoin de parler, et qui me disait « oh lala, heureusement qu’il y a la clim. C’est sûr que sans ça, Maria n’aurait jamais pu tenir le coup. Il fait beaucoup trop chaud. Tu sais, je pensais à elle chaque été, quand il faisait chaud comme ça... » Et j’avais envie de hurler, que je SAVAIS DÉJÀ TOUT CA, que j’étais là, putain, et que ce genre de discussion me donne l’impression de parler de la pluie et du beau temps, sauf qu’on parle de la maladie et de la mort. Je ne suis pas prête pour ça. Je comprends le principe, mais alors on devrait parler de quelqu’un qui est étranger aux deux parties, quelqu’un comme le fils d’Alexis. Ce n’est ni ma mère ni l’ami de personne dans la pièce. Ça nous permet de nous souvenir qu’il y a toujours pire ailleurs. Mais moi je peux pas relativiser quand on me rappelle le martyr de ma propre mère. Je sais juste.


23 septembre 2017
00h56
♫  Sabaton – To hell and back

Ma collègue tout à l’heure me racontait la difficulté qu’elle avait éprouvée à se remettre du départ de son mari. Qu’elle avait passé trois mois à l’hosto pour dépression.

J’irai pas à l’hosto. Mais je prendrai le temps qu’il faut. Le mi-temps, donc. Watermark. L’alcool qui me ferme les yeux. Cursum Perficio. La nicotine dans les poumons. Enya. Les vagues sur les rochers.

Elle me manque, putain.

Même si j’écoutais Storms in Africa pour m’évader. Je me voyais – me vois toujours – chevaucher au milieu d’une forêt en automne. Quand j’étais très jeune, j’y retrouvais mon âme sœur, et nous galopions ensemble.

Je sais jamais si Enya me détend profondément, ou si elle me replonge dans mes souvenirs.

J’écoute souvent Enya, n’empêche quand Mu m’a proposé de passer Smaointe aux funérailles, j’ai pleuré tout de suite. J’entendais la cornemuse. Ils ont emmené son cercueil sur cette musique. Son cercueil plein de roses dont elle se foutait.

De toute manière, je pleure toujours quand j’écoute Enya. Ça fait du bien, j’imagine. Et ce sera toujours The Celts. To go beyond, avec le violon. Ou le violoncelle – je m’en fous.

The memory of trees pour l’espoir.
Anywhere is pour… la vie.
Enya, je l’ai dans la peau.
Aucun rapport apparent, mais c’est comme la musique du Dernier des Mohicans. C’est le son que produit la vie. Qui va, qui part.
Un peu comme Sirens Call de Cats on Trees. Tu vois défiler tout Six feet Under.

J’ai eu tellement peur. J’ai tellement peur. Et maintenant, maman est morte.

Ça servira à rien de dire décédée à la place. Elle est morte, putain, elle est morte. Éteinte. Disparue. Dispersée – presque. Ce sentiment, quand tu vas chercher les cendres, et que ça tient dans un sac à main. Un sac de marin, pardon, une espèce de baluchon cylindrique qui pèse son poids parce qu’ils ont insisté sur l’urne, histoire de.

Et pas une tombe où aller lui parler. Rien. Partie.

Tout ce qui me reste de maman, c’est le collier que Mu lui avait offert. Le collier en argent que je porte chaque fois que j’ai besoin de courage – parce que ça, elle en avait à revendre. J’ai gardé le collier en argent, Mu a a gardé le pendentif qui allait avec ses yeux que je lui avais offert. Échange symbolique. Il va mieux à Mu – elle a les mêmes yeux. Pas tout à fait, en fait, juste bleus. Mais pas le même.

♫  FEARLESS
 Don’t be afraid.

12 février, cheveux rouges et copines

Le 11 février, je rédigeais un brouillon pour le Carnet Orange, qui finissait comme suit :

"Demain – dans trois quarts d’heure –, c’est l’anniversaire de maman."

*

On est le 13, maintenant. Hier, les mails ont afflué. Thomas, Anders, Kersti, Suzanne, même Elly qui est souvent avare en messages. Je me suis demandé si Mu allait réagir. J’ai essayé, de mon côté, et j’ai renoncé. Pas envie. Je me souviens m’être rappelé, dans la voiture, qu’on était le 12. Et j’ai pensé : « rien à foutre ! » et juste après j’ai dit à maman « désolée. Bon, de toute manière, c’est exactement la réaction que t’espérais de ma part. Mais je pense à toi tous les jours, tu sais. » C’est pas vrai, et j’ai d’ailleurs ressenti un pincement du culpabilité, parce que ma mère, si elle m’entend, sait très bien que c’est pas vrai. Mais je voulais pas lui donner raison. C’est juste que, hier, ça m’emmerdait de devoir me sentir triste, alors que je l’étais pas et que j’avais aucune envie de replonger dans la mélancolie pour la seule raison que c’était LE jour, celui de son anniversaire, et que j’étais obligée de ployer pour ensuite repasser à autre chose. Hier, je voulais pas ployer, et c’est pour ça que le 11 à 22h40 je chantais « oui mais non. »

Et putain, toutes ces photos de ma mère encastrée dans son fauteuil roulant, avec sa télécommande et son petit tablier, me donnent envier de HURLER. « Et c’est comme ça que je me rappelle Maria et gnagnagna… » Et tu trouves ça cool de te la rappeler comme ça ? Et tu veux quoi, que je te réponde « oh oui moi aussi, elle était tellement chou quand elle arrivait même plus à parler et qu’on faisait tous style que c’était normal de lui porter la fourchette aux lèvres parce qu’elle pouvait même pas manger toute seule ? »

Putain. Je l’avais pas vue venir, la colère. Pardon. Je me sens à la fois montée sur un siège éjectable et super sereine. Enfin, pas assez pour Marika Takeushi, faut pas déconner.

Non. En fait, je suis putain de furieuse, mais pas contre eux. Ils n’y sont pour rien, et ils sont sincères, en plus. Enfin, je crois. On s’écrivait jamais, avant la mort de maman.

Alors j’ai fait remarquer à Mathias que mes cheveux rouges sur les photos de papa étaient franchement trop beaux, parce que c’était le seul truc que j’avais envie de noter sur ces images tristes à pleurer de « famille qui s’aime et fait avec le handicap parce que c’est la vie et que ça nous dérange pas. »


Cte tronche de vampire. Je me reconnais même pas !


Et oui évidemment, je l’aime cette photo, parce que (mes mains sont terrifiantes) elle avait cette expression que je sais sincère (c’est flou, on pourrait croire qu’elle pleure, j’imagine, mais je sais qu’elle était contente – heureuse, j’irai pas jusque-là.)

*

Y’a une copine qui vient de me faire rire, alors la colère est tombée. Elle a pas fait exprès (c’est pas comme si elle savait que je passais mes soirées à écrire des billets blogs) mais qu’est-ce que j’aime avoir dans mon entourage des gens qui se pointent avec une aiguille invisible et font crever la colère, qui retombe comme un soufflé (waw, quelle originalité dans mes comparaisons, ce soir !)
Nan mais, c'est vrai que c'est chouette. Elle a écrit un truc du style "ramène tes poils et ta cellulite [à la piscine]" et ça m'a fait rire. J'aime bien quand mes copines sont un brin vulgaires (enfin, moi je trouve ça vulgaire, d'autant qu'elle a fini avec un "biz les pouffes")

J'aime bien les gens qui amènent de la légèreté, sans pour autant être dénués de problèmes.

Morgane et Nat ont dix ans de plus que moi, et me font parfois me sentir vieille (et parfois encore plus, quand elles disent qu'on n'a pas l'âge de se préoccuper des problèmes de santé de nos parents...)
Je les trouve parfois un peu trop centrées sur elles-mêmes (haha !) Mais Natasha n'est devenue prof que récemment et sait reconnaître les avantages dont nous bénéficions. Et Morgane, qui est plus grande gueule que réellement rebelle, est aussi l'une des adultes les plus funs que j'ai pu rencontrer, et me rappelle qu'on peut vieillir en restant soi-même.
On se retrouve sur le parking à la récré et on clope (enfin, je vapote) dans la voiture de Natasha. On échange des commentaires sur nos collègues super-investies et super... tout, en fait. On rigole de leurs drames et on s'insurge des nôtres. Des copines, quoi. On n'a rien en commun ; elles sont mères, on n'écoute pas la même musique, je les trouve plus "soumises" à l'autorité que moi, mais je les aime parce qu'on arrive toujours à accorder nos délires, qu'on s'écoute et qu'on s'émeut ensemble. J'ai toujours préféré les fumeurs - deux fois par jour, pendant un quart d'heure, ils s'extraient de la salle des profs, ça suffit à leur faire prendre du recul sur les dramas qui se jouent parmi ceux qui promènent leur nombril d'une classe à l'autre.

Enfin bref. Hier c'était le 12, et je suis très contente d'avoir réussi à confiner mes tragédies.

All rework and no fun makes me a dull writer

Vendredi 7 février 2020, 22h46
Top titres 2019

Quand je publie un chapitre, il se dissout. Tous les doutes que j'émettais à son sujet, mais aussi toutes les fiertés, disparaissent. Ne restent que les incertitudes liées à l'écriture du suivant.
C'est marrant, parce que je me dis que je devrais poster beaucoup plus rapidement : une bonne partie de la suite est déjà écrite, c'est quand même con de rester coincée sur ces points de suspension. C'est pas comme si je corrigeais. Pendant des mois, tout ce que je fais, c'est modifier la ponctuation, ainsi qu'un mot, par-ci par là.
J'ai littéralement passé des lustres à relire le chapitre que je viens de poster. Et maintenant que c'est fait, je suis passée à autre chose. C'est un soulagement et non un regret.

Ceci dit, j'adore mes chapitres non publiés : puisqu'ils ne le sont pas, je les relis, et j'y retrouve tout ce qui manque désormais à mes parties, parce que je connais DA2 par cœur, et qu'il m'est désormais difficile d'y voir autre chose que ce que ça raconte. Mes chapitres non publiés sont des promesses et des refuges. Et j'ai aussi la satisfaction de les trouver de plus en plus aboutis. Facile ! Ils sont inachevés.

Comme d'habitude, les "à-côtés" m'emmerdent. Je continue de penser que ce qui a été écrit est parfait. Ce sont les blancs à combler qui ne le seront pas. Je traduis plutôt bien mes épiphanies. Va juste falloir les relier, parce que sans ça, ça ne ressemblera à rien. Sauf que je ne suis pas très douée pour trouver du sens au quotidien. Tout de suite, dans ma tête, ça sonne comme du Philippe Delerm. La suavité des petits pois, tout ça... Ça me donne des boutons. Je ne veux écrire que des embrasements. Je pense que j'y arrive plutôt bien. Je ne veux pas pour autant écrire des feuillets détachés les uns des autres. Je veux écrire une histoire.

Et pourtant, j'ai tellement hâte de rendre publique "l'arrivée à Fort Céleste" ! J'en suis fière ! J'ai juste pas la moindre idée de la façon dont je devrais relier les épisodes, et pas vraiment envie de m'en soucier. Ça ne m'intéresse pas vraiment. Et encore une fois, c'est bien dommage, vu que sans ça, il n'y a rien. Ça fait juste une somme d'épisodes sans liens les uns avec les autres, et c'est pas non plus ce que j'ai envie de faire lire. J'aimerais bien trouver les nœuds, être capable de transcrire les transitions. Je ne sais juste pas écrire autre chose que moi-même, et moi, entre deux épisodes de transe, je me noie dans le quotidien - ou, en tout cas, ce que j'y vis ne me semble pas digne de me rester en mémoire.

À force de traîner, j'ai aussi zappé des trucs qu'il m'ennuie de ne pas faire figurer dans mon texte, parce que je les trouve plus pertinents que ce que j'ai déjà écrit. (mais bon, c'est sans doute parce qu'ils ne sont pas publiés, donc parfaits.)

La fanfic a cela de génial qu'elle se publie en feuilleton et que, quel que soit le laps de temps écoulé entre deux chapitres, elle permet une certaine liberté de forme et de ton. J'ai déjà tenté - et je tente de nouveau - l'expérience du roman. Ce dernier oblige à bien plus de cohérence. Finalement, chaque chapitre d'une fic ressemble plus à une entrée de blog, ce qui le rend unique et me permet de le lire indépendamment, et d'être fière, ou du moins satisfaite. Mais je me dis parfois que le roman m'obligerait à expurger tous les "remplissages", qui, sans forcément déplaire à mes lecteurs, me dérangent, moi.