Monologue de rentrée

Jeudi 20 septembre 2018, 22h15
♫ Sin DNA - Thorns For Misery

Presque trois semaines à n'être nulle-part. L'esprit dissout dans l'asphalte et ce qu'il en reste, évaporé avec la buée sur les vitres des salles de classes. Ce qui reste de moi s'accroche aux carreaux des fenêtres haut placées qui empêchent de voir quoi que ce soit d'autre qu'un bout du bâtiment d'en face. Enterrée, enfermée, prisonnière d'une routine qui annihile, tandis que mes élèves se lèvent et s'endorment au rythme des sonneries qui strient les couloirs. Comme des zombies ; comme moi.

À moi, il faut l'énergie de les sortir de cette torpeur. Que chaque heure de cours soit autre chose qu'un mouvement infligé vers l'avant. Après l'anglais il y a les maths, après les maths le français, après le français la pause déj'... Ad lib.
À eux, il faut la vague conscience que ça sert à autre chose qu'à gagner des points au DNB. Je ne me souviens pas si j'ai déjà autant eu l'impression d'être moi-même de retour au collège, à enfiler les heures sur le collier greffé au cou à la rentrée.

♫ The Retrosic - The Storm

Parfois, je vais me coucher dans le seul but de retrouver mes amis imaginaires, mais je suis si fatiguée que je m'endors tout de suite, alors je me réveille aussi seule que la veille.

Dulce Liquido - Disolucion

"El presente aqui".
Je comprends désormais pourquoi je revisite le passé, sans nécessairement ressentir la moindre nostalgie. C'est parce que le présent n'existe pas. Le présent est cette longue fresque qu'on observe de loin sans s'y projeter. Le présent est un no man's land qu'on traverse à toute vitesse, comme dans un train qui irait si vite qu'on ne pourrait pas fixer son regard. Trois semaines ont passé dont je ne retiendrai qu'un flou artistique rythmé par les bruits de la machinerie.

Demain, je me lève une heure plus tard. Que dalle, et pourtant ça me semble une porte ouverte vers un ailleurs, un n'importe quoi total. Il est 22h36 - j'écoute Hocico - A fatal desire - et j'ai l'impression que rester debout jusqu'à minuit est une chose incroyable, un prélude à Samhain. Je ne regarde pas Jessica Jones, je ne joues pas à Seeker's notes sur mon portable. J'écoute la musique qui entretient l'ivresse et crée des remous sur le clavier. J'enfonce une touche, la seconde suit. Les lettres ricochent et forment des mots, ma pensée se berce d'elle-même, sur la surface d'un clavier sale que mes vagues ne dérangent qu'un instant.

La majeure partie de la 4e Balzac a compris où je voulais en venir avec ma première séquence intitulée "pourquoi écrire ?" La 4e Duras est demeurée hermétique. Même après avoir lu le témoignage de Primo Levi, certains se sont acharnés à m'écrire que ce médium ne les intéressait pas, et qu'ils ne comprenaient pas que quiconque éprouve le besoin de se livrer. Dieu merci ils sont minoritaires, mais cela reste un immense échec que de se confronter à des élèves qui, après avoir lu la souffrance des camps de concentration, s'en retournent à leurs occupations en mode "super, et alors, t'as pas autre chose à faire que de nous le raconter ?"
Je ne me plains pas : mes troisièmes m'ont redonné foi en l'humanité, et les Balzac sont capables de réflexion du style "moi je ne veux pas écrire, mais après cette séquence je comprends mieux pourquoi c'est parfois important de le faire." Comme d'habitude, les échecs semblent peser plus lourd dans la balance que les réussites, et comme d'habitude, ces dernières me semblent plus le résultat du hasard que mes défaites.
La maman de Thomas m'a dit : "je ne sais pas ce que vous avez fait, mais depuis qu'il vous a comme prof, il adore le français." Il était 19h15, j'étais debout depuis 7h du mat', et j'ai pensé : "vous n'imaginez pas comme une seule personne qui prend la peine de vous dire que ce que vous faites est bien peut vous sauver une journée."

Vous qui me lisez, vous savez tous ce dont je vous parle alors surtout ne prenez surtout pas ça comme une leçon de vie. Mais sérieux, vous êtes d'accord avec moi ? Les premiers à donner un avis sur votre taf, ce sont toujours les mécontents. Thomas, en plus, il est dys', alors je vous assure que m'entendre dire qu'il est rentré chez lui en sautant de joie parce que j'étais sa prof de français, c'est la plus belle chose qu'on m'ait dite depuis la rentrée. Ça justifie le présent aboli.

Depuis trois semaines, je me lève à 6 (hem, 7) heures, je pars au taf, je rentre, je prépare des trucs pour le lendemain, je bouffe, je vais me coucher. Je ne sais plus qui je suis, je n'écoute plus que les infos, je ne lis même plus de quoi m'infuser des rêves. Je sais qu'on est des milliards à faire la même chose, et je m'en fous, parce que je crois toujours dur comme fer à ce que je croyais ado : la plupart des gens en ont rien à foutre, parce qu'ils n'ont aucune putain d'imagination. Pour ma part, je refuse catégoriquement de bosser plus, parce que si je le faisais, je m'anéantirais, je serai ce genre de prof qui propose toujours les mêmes exercices photocopiés dans le manuel, et qui fait lire André Gide en 4e. Je précise que d'après mon collègue, Les faux Monnayeurs est une littérature jeunesse. Avec tout le respect que je te dois, Lionel, j'espère que tes mômes auront encore le goût de lire après être passés dans ta classe.


23h52
♫ Amduscia - Filofobia


Je sais que je dois aller me coucher (et fermer la fenêtre, il pleut sur moi). Mais je ne peux (ne veux) pas plus que l'été dernier quand je parlais à maman.
La fumée de ma cigarette cascade dans mes poumons. J'ai Amduscia dans les oreilles, je suis immortelle.

Vendredi 21 septembre 2018, 22h24
♫ Now now - School Friends

Apprendre à parler aux ados. Chose que j'ai toujours cru savoir faire, mais il me manquait la confiance en moi. Depuis que je suis moi, ça marche vachement mieux. Je les charrie, je fronce les sourcils quand il faut, je les dorlote et je m'efforce de ne jamais les juger, ce qui est, de loin, la partie la plus difficile. Ma vie défile à toute allure et je comprends qu'on puisse s'épuiser dans ce métier : on fait toujours passer les autres avant soi. On dort mal parce qu'une histoire de harcèlement, on prend sur soi le lendemain post-cuite pour rire et patienter, on remise son agacement pour trouver la carotte qui les fera lire, on étouffe son indignation devant des réactions à mille lieues de ce qu'on voudrait. Je repense à ce que j'écrivais précédemment sur mon métier, à propos du fait qu'il fallait être soi et que c'était soi qu'on mettait en scène. Bah c'est exactement ça. Sauf qu'à force d'assumer être toi en permanence, tu t'effaces. Quand t'es prof, tu vis sous les projecteurs toutes la putain de journée. Ils s'engouffreront dans tes failles, alors si elles sont trop visibles, il faut que tu les assumes. Tu peux mentir aux plus jeunes ; avec les 4-3, déjà, tu devras te contenter de bricoler. À la fin, t'es tellement toujours conscient de toi et d'eux que tu sais plus qui t'es, tu rentres chez toi vidé de toute substance. Ils l'ont siphonnée, tu la leur as donnée.

Mais quelle putain de récompense quand ils répondent. Quelle putain de fucking récompense quand ton élève qui passe sont temps à maugréer lève la main pour te demander le plus naïvement du monde pourquoi, mais pourquoi, Mathilde Loisel est-elle aussi pénible ?

Quand je rentre chez moi, depuis une semaine, je ne peux même plus commencer par me poser : la première chose que je fais, c'est de caresser et rassurer mon chat, qui me regarde avec ses grand yeux écarquillés après avoir passé la journée tout seul. Là, il se balade sur mon bureau et je ne vois même pas ce que je tape :) Son jeu préféré, comme à tous les chats, je confirme, c'est de faire tomber des trucs. J'ai trop hâte de tester le truc du concombre :D

Ça crée un contraste super étrange, quand j'écoute Blutgeld II et que je m'efforce dans le même temps de ne pas faire peur à Kitsune par des caresses brutales en rythme avec la musique. Comme une méditation sur de la musique hardcore.

♫ Enya - Flora's secret

Hey... Salut Maman. Y'a un tout petit chat endormi sur mes genoux, qui me fait sourire avec une tendresse niaise, et en même temps je pense à toi. C'est assez étrange, ce mélange d'émotions, entre l'amour que je porte à cette bestiole suffisamment confiante pour s'endormir sur mes genoux, et la tristesse et le putain de manque qui m'étreignent.
Il dort tellement bien que les flashs de mon portable ne le réveillent pas.

Toi, tu pouvais même pas tendre la main pour caresser Chipie quand elle se couchait à tes pieds. J'espère que sa présence te réconfortait malgré tout, que tu percevais comme moi ses ronronnements sans même avoir à la toucher.
Tu sais maman, j'aime pas Enya juste parce qu'elle me rappelle toi. Je l'aime de toutes mes tripes, parce que tu me l'as fait entendre dès mon plus jeune âge, et que du coup elle est l'artiste qui a accompagné toute ma vie. Cet enchaînement The Celts - The longships que me propose Youtube, je le connais par cœur. Il a bercé toutes mes rêveries, tous les films que je me suis joués pour survivre. Elle a composé ce qui s'est avéré la bande-son de ma vie. Ça parait bien dramatique, mais c'est vrai. Si je devais citer trois artistes à emporter sur une île déserte, elle ferait partie du podium. En compagnie, je pense, d'Amduscia et de Mylène Farmer, parce que... Parce que Désenchantée, parce que Tristana, parce qu'une dizaine de chansons que je trouve toujours incroyablement écrites, quoi qu'elle soit devenue. Parce que je n'aime presque rien en chanson française, et que Mylène Farmer a composé des textes que je n'ai pas honte d'aimer. Des textes qui ont rendu mon adolescence moins solitaire, parce que si elle les avait écrits, et si des gens les avaient aimés, ça voulait dire qu'on était légion.

Et comme j'ai retrouvé mes ados, ceux qui boudent, qui renâclent, ceux qui se coupent les veines au cutter, ceux qui te regardent comme si t'allais les sauver... Ben je reviens à elle. À celle que j'écoutais quand j'avais leur âge, et parce qu'on est enfin vendredi, et que je peux rester chez moi et retrouver qui je suis, j'écluse mon mousseux avec un chat roux sur les genoux, en fredonnant L'amour c'est rien. Un jour, cette meuf a chanté À quoi je sers et vous ne pouvez sans doute pas imaginer ce que ça m'a fait. Je dis "sans doute pas" parce que quand j'évoque Mylène Farmer, tout le monde rigole (au mieux, sous cape).



Ouais, c'était en 89, ça a bien vieilli. N'empêche que je la préfère encore dans ses pantalons à carreaux démodés, son micro collé aux lèvres et ses cheveux collés par la sueur que maintenant. Muriel est probablement la seule personne que je connaisse à aimer ce live 89 autant que moi. Je sais toujours pourquoi je l'aime quand je le vois. Youtube m'envoie ensuite, du même live, Sans logique. Mais putain ces textes, cette orchestration. Je resterai éternellement fan, je crois, même si je déteste tout ce qu'elle est devenue. Je connais encore les textes par cœur, c'est dingue (mais pas la chorégraphie, dieu merci). En particulier Désenchantée.C'est pour ça que voir cette chanson en live est toujours si émouvant pour moi. Cette putain de fête, sur la chanson qui m'a sauvée.

En même temps, puisque j'en suis aux (pseudos) confessions (vu que vous savez déjà tout), je suis hyper fan de Jeanne Mas quand elle chante Johnny Johnny et En rouge et noir. Chaque fois que je pense à Jeanne Mas, je me remémore un déjeuner à Paris, dans une large salle tapissée de (velours ?) bleu, avec Jordi ? et Mylène ? Ce genre de souvenirs me fout la frousse, parce que c'est plus un sentiment qu'une image. Ça a eu lieu, il y a quelques années, et me manquent tous les détails. Était-ce Anne-Lise plutôt que Mylène ? Était-ce en route vers l'hôpital où je rencontrais cette correspondante de vingt ans mon ainée, fan d'Indochine ? Je n'en ai pas la moindre idée. Ne restent que les tables en bois et les murs sombres, que j'ai aussi inventés, si ça se trouve. D'habitude, j'oublie ce genre de trucs, tout simplement. Ce dont je me souviens n'est jamais aussi mystérieux que ce fragment.

Je viens de réaliser que j'aimais toutes les chansons qui parlaient de mecs fragiles, et qu'elles avaient construit tous mes fantasmes. Johnny Johnny, donc, mais aussi Boys don't cry et A night like this, et La balade de Jim d'Alain Souchon. Jim et Johnny se foutent en l'air parce qu'elles sont parties. Ce ne sont pas des bogosses du 78, obsédés par les grosses bagnoles. Ce sont des mecs amoureux qui finissent tout seuls et passent à deux doigts de se flinguer pour ça.

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